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gieux, et c’est celui qu’on a pris. Si les Jésuites avaient présenté une pareille requête, il n’y a pas d’apparence qu’elle eût été rejetée, tant les circonstances changent tout ; on les a forcés à quitter leur habit, et on force les bénédictins à garder le leur ; c’est que l’habit de S. Ignace a incommodé le gouvernement, et que l’habit de S. Benoît n’incommode que ceux qui le portent.

Quoi qu’il en soit, c’est à la prudence du prince, des ministres et des magistrats à voir ce qu’il faut tolérer en ce genre, ce qu’il faut détruire et ce qu’il faut protéger. Je dis ce qu’il faut protéger, car il est quelques communautés qui en paraissent dignes ; je citerai entre autres les frères de la Charité, voués par état au soulagement des pauvres et des malades. Serait-ce aller trop loin que de prétendre que cette occupation est la seule qui convienne à des religieux ? En effet, suivant la réflexion d’un auteur moderne, à quel autre travail pourrait-on les appliquer ? à remplir les fonctions du ministère évangélique ? mais les prêtres séculiers, destinés par état à ce ministère, ne sont déjà que trop nombreux, et par bien des raisons doivent être plus propres à ces fonctions que des moines ; ils sont plus à portée de connaître les hommes, ils ont moins de maîtres, moins de préjugés de corps, moins d’intérêts de communauté et d’esprit de parti. Appliquera-t-on les religieux à l’instruction de la jeunesse ? mais ces mêmes préjugés de corps, ces mêmes intérêts de communauté ou de parti, ne doivent-ils pas faire craindre que l’éducation qu’ils donneront ne soit ou dangereuse, ou tout au moins puérile ; qu’elle ne serve même quelquefois à ces religieux, comme elle n’a que trop servi aux Jésuites, de moyens de gouverner et d’instrument d’ambition, auquel cas ils seraient plus nuisibles que nécessaires ? Les moines s’occuperont-ils à écrire ? mais dans quel genre ? l’histoire ? l’âme de l’histoire est la vérité ; et des hommes si chargés d’entraves doivent être mal à leur aise pour la dire, souvent réduits à la taire, et quelquefois forcés de la déguiser. L’éloquence et la poésie latine, dans laquelle on prétend que plusieurs Jésuites ont excellé ? le latin est une langue morte, qu’aucun moderne n’est en état d’écrire ; et nous avons assez en ce genre de Cicéron, d’Horace, de Virgile, de Tacite, et de tant d’autres chefs-d’œuvre de l’antiquité. Les religieux cultiveront-ils les matières de goût ? ces matières, pour être traitées avec succès, demandent le commerce du monde, commerce interdit aux religieux. La philosophie ? elle veut de la liberté, et les religieux n’en ont point. Les sciences, comme la géométrie, la physique, etc. ? elles exigent un esprit tout entier, et par conséquent ne peuvent être que faiblement cultivées par des hommes voués à la prière.