Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, II.djvu/113

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il est vrai qu’elle a toujours droit à l’estime des hommes, même quand elle se trompe, même quand son erreur est une occasion de trouble ; on lui pardonne et cette erreur, et presque le mal qu’elle cause, en faveur de la pureté de ses motifs.

C’est ainsi, monsieur, que pensent sur ces deux prélats tous les hommes justes et désintéressés du royaume ; c’est ainsi que pensent les philosophes eux-mêmes qu’on accuse pourtant de penser si mal. Il faut avouer, permettez-moi de le dire en passant, que ces pauvres philosophes sont bien à plaindre ; il n’y a point de malheurs réels ou fictifs qu’on ne leur impute, depuis l’expulsion des Jésuites jusqu’à la retraite de mademoiselle Clairon, depuis la querelle des parlements avec le clergé, jusqu’à celle des capucins. Le croirez-vous ? Un grave théologien a même voulu les rendre responsables des malheurs de la France dans la dernière guerre ; il est vrai, comme quelqu’un d’eux l’a remarqué, que le roi de Prusse et les Anglais, pour qui cette guerre a été plus heureuse, ne sont pas philosophes. Ces imputations me rappellent ce qu’ont imprimé les jansénistes, que les Jésuites étaient la cause du tremblement de terre de Lisbonne ; mais les Jésuites de leur côté ne sont pas restés sans réponse ; ils se sont vantés dans le même temps, le croira qui jugera à propos, d’avoir converti cinq ou six mille Juifs en Pologne, parce que ce royaume était assez heureux pour n’avoir ni Encyclopédie ni jansénistes.

Convenons pourtant de bonne foi, pour en revenir aux philosophes, que si la destruction de la société est un aussi grand mal que ses partisans le prétendent, ses amis zélés ont en effet quelque raison de se plaindre de l’influence considérable que les philosophes y ont eue ; oui, monsieur, dût-on accuser encore la philosophie de chercher à se faire valoir, elle peut se flatter d’avoir contribué beaucoup à cette grande opération, à la vérité d’une manière sourde et peu éclatante ; ceux qui se glorifient d’y avoir eu la plus grande part, ont agi par l’impression de la lumière générale que la raison a répandue depuis quelques années dans presque tous les esprits, et dont plusieurs personnes en place sont aujourd’hui heureusement éclairées. Pour vous en convaincre, voyez, monsieur, avec quelle amertume on reproche à la philosophie le désastre des Jésuites dans la plupart des apologies qu’on a données de ces pères, et même dans quelques uns des mandements publiés en leur faveur ; il est vrai que les défenseurs de la société donnent aux philosophes, ses ennemis, le nom d’incrédules ; qualification que la saine philosophie n’adopte pas, et mérite encore moins. Mais les injures ne touchent point à la vérité du fait, elles ne font même