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des insensés dépouillaient leur famille pour enrichir des moines ignorans et inutiles ; que les controverses ridicules des Grecs sur des absurdités ont aisance la perte de leur Empire[1] ; que l’on a osé regarder comme jugemens de Dieu, des épreuves incertaines et cruelles, dont le fruit était souvent la condamnation des innocens et l’absolution des coupables[2] ; qu’une des plus riches parties du monde a été dévastée par des monstres, qui en faisaient mourir les habitans dans les supplices pour les convertir ; que la moitié de notre nation s’est baignée dans le sang de l’autre, enfin que l’étendard de la révolte a été mis à la main des sujets contre leurs souverains, et le glaive à la main des souverains contre leurs sujets[3]. C’est par les

    imputant aux péchés des croisés les malheurs de leur entreprise ; il oubliait que la première croisade avait été plus heureuse, sans que les croisés en fussent plus dignes, et ne s’apercevait pas, dit Fleury, qu’une preuve qui n’est pas toujours concluante ne l’est jamais.

  1. Vers le milieu du quatorzième siècle, quelques moines imbéciles du mont Athos, à qui de longs et fréquens jeûnes avaient apparemment échauffé le cerveau, s’imaginèrent qu’ils voyaient à leur nombril la lumière du Thabor, et passaient leur temps à la contempler. Voilà une hérésie bien triste. Ils prétendaient de plus que cette lumière était incréée, n’étant autre chose que Dieu même. Barlaam, leur adversaire, plus ridicule qu’eux en ce qu’il les attaquait sérieusement, eut le crédit de faire assembler à Constantinople un concile contre ces visionnaires ; il n’avait pas prévu qu’il y serait condamné. Ce fut pourtant ce qui arriva. L’empereur grec, Andronic Paléologue, harangua ce prétendu concile avec tant de véhémence qu’il en mourut quelques jours après ; digne fin d’un empereur ! C’est cet Andronic Paléologue qui laissa périr la marine dans ses États, parce qu’on l’assura que Dieu était si content de son zèle pour l’Église, que ses ennemis n’oseraient pas l’attaquer. Le même empereur regrettait le temps qu’il dérobait aux disputes théologiques pour le donner au soin de ses affaires. La querelle des Grecs sur la lumière de Thabor dura jusqu’à la destruction de l’Empire, et subsistait même avec violence tandis que Bajazet assiégeait Constantinople. Toutes ces ridicules controverses auxquelles les empereurs prirent trop de part, hâtèrent leur chute en leur faisant négliger le gouvernement.
  2. On peut voir dans un grand nombre d’ouvrages le détail de ces sortes d’épreuves, et les raisons qui les ont fait abolir. On décidait généralement par ce moyen toutes sortes de questions. On alla jusqu’à jeter deux missels au feu pour connaître quel était le meilleur ; il arriva la chose du monde la plus extraordinaire, et qu’on avait le moins prévue, les deux missels furent brûlés. Dans la première croisade un clerc provençal se soumit à l’épreuve du feu pour prouver une révélation qu’il disait avoir eue sur la découverte de la sainte lance ; le provençal en mourut. L’événement de ces sortes d’épreuves eût toujours été aussi simple, si on y eût toujours agi de bonne foi ; mais dans les siècles d’ignorance comme dans les autres, les hommes ont su tromper.
  3. Nous ne pouvons mieux terminer ces notes que par un passage de Fleury. Il est triste, je le sens bien, dit-il, de relever ces faits peu édifians… Mais le fondement de l’histoire est la vérité… Deux sortes de personnes trouvent mauvais que l’on rapporté ces faits désavantageux a l’Église. Les premiers sont des politiques profanes, qui ne connaissant point