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dans une matière si délicate, il ne doit pas non plus condamner trop légèrement et sans explication des expressions équivoques, dans une matière qui est en même temps si obscure, et qui laisse au raisonnement et à la langue même si peu de prise. Un auteur, par exemple, qui dirait aujourd’hui que l’âme est essentiellement la forme substantielle du corps humain, serait au moins regardé comme suspect de matérialisme. Cependant celui qui avancerait cette proposition ne ferait que répéter le premier canon du concile général de Vienne. C’est que le mot de forme est un terme vague, auquel les Pères de ce concile appliquaient sans doute un sens catholique, et dont par conséquent il est permis de faire usage, pourvu qu’on y attache le même sens. Dans un ouvrage moderne on a rapporté et expliqué ce canon du concile de Vienne, pour prévenir l’abus que les matérialistes de nos jours pourraient en faire. L’apologiste du concile aurait du se repentir de son zèle, si on pouvait se repentir d’une bonne action ; car, malgré le ton simple et sérieux de sa défense, on l’a sottement accusé d’avoir voulu tourner en ridicule la doctrine d’un concile œcuménique.

XV. Ce n’est pas la le seul exemple d’expressions équivoques usitées autrefois dans les écoles, ou même employées encore aujourd’hui par des sectes entières de philosophes. Mallebranche et ses disciples appellent Dieu l’Être universel ; les Spinosistes ne s’exprimeraient pas autrement. Les Scotistes admettent en Dieu une étendue éternelle, immense, immobile et indivisible ; et ce n’est qu’en s’enveloppant du jargon le plus obscur, qu’ils se défendent de faire Dieu corporel ou du moins étendu. Cependant on serait injuste d’accuser Mallebranche de spinosisme, et les Scotistes de confondre Dieu avec l’espace. Pourquoi ne pas traiter avec la même indulgence des hommes aussi peu portés qu’eux à en abuser ? Cette indulgence serait d’autant plus équitable, qu’il n’est point de sujet ou l’intention de nuire trouve plus de prétexte à s’exercer qu’en matière de religion. Souvent des expressions innocentes en elles-mêmes, et dans le sens que l’auteur y attache, sont susceptibles d’un sens erroné ou dangereux, surtout quand on les sépare de ce qui les précède et de ce qui les suit. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur les abus innombrables que l’hérésie a faits des expressions de l’Écriture.

XVI. Non-seulement les opinions métaphysiques des philosophes ont été l’objet de mille déclamations ; leurs systèmes sur la formation et l’arrangement de l’univers n’ont pas été apprécies avec plus de justice. La matière n’est pas éternelle ; elle a