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toutes les idées venaient des sens ; et on n’avait pas imaginé qu’une opinion, si conforme à la raison et à l’expérience, pût être regardée comme dangereuse. On le croyait si peu, qu’il fut même défendu pendant un temps, sous peine de mort, d’enseigner une doctrine contraire. La peine de mort, nous en convenons, était un peu forte ; ([we les idées viennent des sens, ou n’en viennent pas, il est juste que tout le monde vive ; mais enfin la défense et la peine même prouvent l’attachement religieux de nos pères à l’opinion ancienne, que les sensations sont les principes de toutes nos connaissances. Descartes vint et dit : L’âme est spirituelle ; or, qu’est-ce qu’un être spirituel sans idées ? l’âme a donc des idées dès l’instant où elle commence d’être ; il y a donc des idées innées. Ce raisonnement, joint à l’attrait d’une opinion nouvelle, séduisit plusieurs écoles ; mais on alla plus loin que le maître. De la spiritualité de l’âme, Descartes avait conclu les idées innées ; quelques uns de ses disciples eu conclurent de plus, que nier les idées innées, c’était nier la spiritualité de l’âme ; peut-être même auraient-ils essayé d’ériger les idées innées en article de foi, s’ils avaient pu se dissimuler que cette prétendue vérité révélée ne remontait pas au-delà du dernier siècle. On a vu des théologiens porter l’extravagance jusqu’à soutenir que l’opinion, qui attribue l’origine de nos idées à nos sensations, met en danger le mystère du péché originel et de la grâce du baptême. C’est à peu près comme si on attaquait les axiomes les plus incontestables des mathématiques et de la philosophie, sous prétexte de leur opposition apparente avec quelques unes des vérités que la foi nous enseigne. Croit-on d’ailleurs qu’il fût impossible de combattre les idées innées par ces mêmes armes de la religion dont on se sert pour les établir ? Un enfant qui aurait l’idée de Dieu, comme le prétendent les Cartésiens, dès la mamelle, et même dès le sein de sa mère, n’aurait-il pas, avant l’âge de raison, et avant sa naissance même, des devoirs envers Dieu à remplir, ce qui est contre les premiers principes de la religion et du sens commun ? Dira-t-on que l’idée de Dieu existe dans les enfans sans y être développée ? Mais qu’est-ce que des idées que l’âme possède sans le savoir, et des choses qu’elle sait sans y avoir pensé, quoiqu’elle soit obligée de les apprendre ensuite comme si elle ne les avait jamais sues ? Un être spirituel, ajoute-t-on, doit avoir des idées dès l’instant qu’il existe. Il est d’abord facile de répondre que cet être, dans les premières momens de son existence, peut être borné à des sensations ; et que pour n’être pas matériel, il suffit même qu’il soit capable de sentir, cette faculté ne pouvant appartenir, de l’aveu de tous les théologiens, qu’à une substance