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DE LA LIBERTÉ

peu près comme si on voulait soutenir que les fondemens d’une maison sont l’endroit le plus agréable à habiter, parce que tout l’édifice porte dessus.

XXXV. Il se pourrait aureste que les Italiens même n’eussent pas tiré de l’harmonie tout le parti qu’ils auraient dû. Ces grands artistes font à la vérité un usage assez fréquent de quelques accords peu connus à nos musiciens ; mais est-il bien certain qu’on n’en puisse pas encore employer d’autres ? L’oreille est ici le vrai juge, ou plutôt le seul ; tout ce qu’elle approuve pourra dans l’occasion être mis en usage avec succès ; ce sera ensuite à la théorie à chercher l’origine des nouveaux accords, ou, si elle n’y réussit pas, à ne leur point donner d’autre origine qu’eux-mêmes. Je crains que la plupart des musiciens, soit français, soit étrangers, les uns prévenus par des systèmes, les autres aveuglés par la routine, n’aient exclu de l’harmonie plusieurs accords, qui peut-être en certaines circonstances produiraient des effets inattendus. Je m’en rapporte là-dessus à des oreilles plus sensibles, plus exercées et plus savantes que les miennes. Mais, je le répète, je les voudrais sans prévention ; et c’est peut-être ce qui sera le plus difficile à trouver.

XXXVI. Nous ne dirons qu’un mot de la mesure, qui est d’une nécessité indispensable dans la musique. Ce n’est pourtant pas par l’exactitude de la mesure que nos opéras se distinguent ; elle y est à tout moment estropiée ; aussi les Italiens renoncent-ils à accompagner nos airs. La mesure manque à notre musique par plusieurs raisons, par l’incapacité de la plupart de nos acteurs ; par la nature de notre chant ; par celle des prétendus agrémens dont nous le chargeons, et qui ne sentent qu’à en troubler la marche ; enfin par le peu de soin que nous avons de donner aux mouvemens lents une mesure marquée. Nous avons sur ce dernier genre de mouvemens un préjugé bien étrange. Nous ne saurions nous persuader, grâce à la finesse de notre tact en musique, qu’une mesure vive et rapide puisse exprimer un autre sentiment que la joie ; comme si une douleur vive et furieuse parlait lentement. C’est en conséquence de cette persuasion que les morceaux vifs du stabat, exécutés gaiement au concert spirituel, ont paru des contre-sens à plusieurs de ceux qui les ont entendus. Nous pensons sur ce point à peu près comme nous faisions il y a très-peu de temps sur l’usage des cors de chasse. On sait, pour peu qu’on ait entendu de beaux airs italiens pathétiques, l’effet admirable que cet iustrument y produit ; avant ce temps nous n’aurions pas cru qu’il pût être placé ailleurs que dans une fête de Diane.