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XXV. Si le récitatif, comme tout le monde en convient, doit n’être qu’une déclamation notée, on peut en conclure qu’une des lois les plus essentielles à observer dans le récitatif, c’est de n’y pas faire parcourir à la voix un aussi grand espace que dans le chant, et d’en régler l’étendue sur celle des tons de la voix dans la déclamation ordinaire. Le seul cas où l’on puisse se permettre de sortir des limites naturelles à la voix, c’est dans certains momens de passion, où la voix, même en déclamant, franchirait ces limites ; encore ces momens doivent être rares, et même ne se rencontrer guère que dans le récitatif obligé, qui par son objet, son accompagnement et son caractère, doit approcher un peu plus du chant. Lully, dont nous regardons le récitatif comme un modèle de perfection, est souvent tombé dans le défaut d’y faire parcourir un trop grand espace à la voix. On peut s’en convaincre en chantant son récitatif à l’italienne ; car on s’apercevra bientôt que ce récitatif sort en mille endroits de l’étendue que la voix peut parcourir dans la déclamation la plus animée.

XXVI. Je ne prétends pas au reste décider absolument, quelque porté que je sois à le croire, que notre récitatif réussît sur le théâtre de l’Opéra, étant débité comme je le propose, à l’italienne et avec rapidité ; mais je puis assurer au moins que cette manière de le rendre n’a point déplu à d’excellens juges devant lesquels j’en ai hasardé l’essai ; tous unanimement l’ont préférée à la langueur insipide et insupportable du récitatif de nos opéras ; et je crois que la différence les eût encore frappés davantage, si l’exécution eût été moins imparfaite, et le récitatif mieux composé. C’est à l’expérience à nous apprendre si cette manière de chanter doit être admise sur la scène lyrique. Mais il paraît au moins incontestable qu’on doit rejeter tout récitatif, qui, étant débité de la sorte hors du théâtre, choquera grossièrement nos oreilles ; c’est une preuve certaine que l’artiste s’est grossièrement écarté des tons de la nature, qu’il doit avoir toujours présens. Ainsi un musicien veut-il s’assurer s’il a réussi dans son récitatif ; qu’il l’essaie en le débitant à l’italienne, et s’il lui déplaît en cet état, qu’il jette son récitatif au feu. On peut observer que les deux vers du monologue d’Armide, que Rousseau trouve les moins mal déclamés,

Est-ce ainsi que je dois me venger aujourd’hui ?
Ma colère s’éteint quand j’approche de lui,

sont en effet ceux qui étant récités à l’italienne, auraient moins l’apparence de chant.