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DE LA LIBERTÉ

coup plus vite, et il en était moins fastidieux ; Lully qui était homme de goût, et même de génie, quoique peu versé dans son art, parce que l’art de son temps était encore au berceau, sentit au moins, dans ce premier âge de la musique, que le récitatif n’était pas fait pour être exécuté avec effort et lenteur, comme des airs destinés à exprimer les sentimens de l’âme. Depuis le temps de Lully, notre récitatif, sans rien gagner d’ailleurs, a même perdu le débit que cet artiste lui avait donné, et qu’il faudrait tâcher de lui rendre. Nous avouerons néanmoins qu’on n’y réussira qu’imparfaitement, en lui conservant le caractère qu’il a reçu de Lully même, et qu’on s’obstine à retenir. Les cadences, les ténues, les ports de voix que nous y prodiguons, seront toujours un écueil insurmontable au débit ou à l’agrément du récitatif ; si la voix appuie sur tous ces ornemens, le récitatif traînera ; si elle les précipite, il ressemblera à un chant mutilé. Mais ne serait-il pas possible, en supprimant toutes ces entraves, de donner au récitatif français une forme plus approchante de la déclamation ? Voici quelques réflexions que je hasarde sur ce sujet : je les exposerai dans l’ordre où elles se sont présentées à mon esprit.

XXIII. J’assitais à une représentation de la Serva padrona, l’un des chefs-d’œuvre de Pergolèse. On sait à quel point les airs de cet intermède sont estimés en Italie ; ils ont même obtenu jusqu’à notre suffrage, et il est difficile en effet de pousser plus loin dans le chant l’imitation de la nature et la vérité de l’expression. Les airs de la Serva padrona sont mêlés à l’ordinaire d’un récitatif, dont on assure que les connaisseurs d’Italie ne font pas moins de cas. Ce récitatif n’avait d’abord fait sur moi qu’une impression légère, sans m’affecter ni en bien ni en mal : l’ébranlement que les airs chantans avaient produit dans mon oreille, y subsistait encore après que ces airs étaient finis, entretenait mon plaisir, et dérobait mon attention au récitatif. Je l’écoutai plus attentivement dans les représentations suivantes, et j’y trouvai une vérité qui m’étonna ; il me parut si peu différent du discours, que j’avais besoin d’une sorte d’attention pour me convaincre que ce n’était pas en effet une scène absolument parlée ; je croyais entendre une conversation italienne. Les inflexions fréquentes, et les changemens de ton que je remarquais dans le dialogue, ne détruisaient point l’illusion ; car on sait que la prononciation des Italiens est beaucoup plus chantante et plus musicale que la nôtre. Voilà’, me disais-je, des acteurs dont le dialogue est une simple déclamation ; ils chantent néanmoins ; car ce dialogue, outre qu’il est facile à