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DE LA LIBERTÉ

ont été la funeste cause de la lettre de Rousseau, et d’une guerre civile très-vive qu’elle a excitée parmi nous. Cette guerre suffirait pour détruire l’opinion commune, que les Français, trop inconstans et trop légers, ne sont pas capables de s’occuper long-temps d’un même objet. Durant une année et plus, nos entretiens et nos ouvrages ont épuisé la matière ; notre parterre divisé présentait l’image de deux armées en présence, prêtes à en venir aux mains ; et cet espace d’une année, employé à disserter bien ou mal sur la musique, est sans doute un temps fort honnête pour un pays où l’on ne parle que deux jours d’une bataille perdue, et où l’on emploie même le second à chansonner le général. Aussi notre querelle musicale avait été préparée insensiblement et de longue main, comme les grands événemens qui doivent agiter les États. Des mouvemens qui d’abord paraissaient légers, s’étendant et se fortifiant peu à peu, ont enfin produit une fermentation violente. En voici l’origine et le progrès. Il y a environ quarante ans que les directeurs de l’Opéra firent la même faute qu’en 1753 ; ils appelèrent sur leur théâtre des bouffons d’Italie, Les oreilles françaises, quoique accoutumées à la psalmodie de Lully et de ses disciples , la seule espèce de chant qu’elles connussent encore, accueillirent, plus qu’on ne l’avait espéré, la nouvelle musique qu’on leur faisait entendre ; déjà elle acquérait des partisans, et la mauvaise doctrine gagnait du terrain ; il fallut, pour détruire le mal, le couper par la racine ; les bouffons furent renvoyés, et la paix revint à l’Opéra avec l’ennui. Cependant quelques musiciens furent frappés de l’effet qu’avait produit sur les auditeurs français cette musique italienne, moins uniforme, moins languissante et moins pauvre que celle dont on nous avait allaités jusqu’alors. Ces musiciens essayèrent donc de nous donner, comme à des enfans qu’on sèvre, une nourriture un peu plus forte. Mouret s’écartant le premier de la route battue, mais s’en écartant peu, car il ne voulait ni ne pouvait trop hasarder, osa dans ses opéras essayer quelques ariettes, modelées, autant qu’il en était capable, sur les airs italiens qu’on connaissait en France. La jeunesse, juge impartial, et par là meilleur qu’on ne croit, prit plaisir à cette nouveauté ; mais les Nestors criaient que c’en était fait du bon genre, que le goût allait se perdre, et que le gouvernement était bien mal conseillé de n’y pas mettre ordre. Enfin en 1733 paraît Rameau avec son opéra d’Hippolyte. C’est alors que les clameurs redoublent ; les brochures injurieuses, les estampes satiriques, les noirceurs secrètes, tous les petits moyens que l’ignorance et l’envie savent si bien mettre en usage contre ce qui leur nuit ou leur déplaît, sont employés pour perdre ce dangereux nova-