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PORTRAIT DE D’ALEMBERT.

Son âme, naturellement sensible, aime à s’ouvrir à tous les sentimens doux ; c’est pour cela qu’il est tout à la fois très-gai et très-porté à la mélancolie ; il se livre même à ce dernier sentiment avec une sorte de délices ; et cette pente que son âme a naturellement à s’affliger, le rend assez propre à écrire des choses tristes et pathétiques.

Avec une pareille disposition, il ne faut pas s’étonner qu’il ait été susceptible, dans sa jeunesse, de la plus vive, de la plus tendre et de la plus douce des passions ; les distractions et la solitude la lui ont fait ignorer long-temps. Ce sentiment dormait, pour ainsi dire, au fond de son âme ; mais le réveil a été terrible ; l’amour n’a presque fait que le malheur de d’Alembert, et les chagrins qu’il lui a causés, l’ont dégoûté long-temps des hommes, de la vie et de l’étude même. Après avoir consumé ses premières années dans la méditation et le travail, il a vu, comme le sage, le néant des connaissances humaines ; il a senti qu’elles ne pouvaient occuper son cœur, et s’est écrié avec l’Aminte du Tasse : J’ai perdu tout le temps que j’ai passé sans aimer. Mais comme il ne prenait pas aisément de l’amour, il ne se persuadait pas aisément qu’on en eût pour lui ; une résistance trop longue le rebutait, non par l’offense qu’elle faisait à son amour-propre, mais parce que la simplicité et la candeur de son âme ne lui permettaient pas de croire qu’une résistance soutenue ne fût qu’apparente. Son âme avait besoin d’être remplie et non pas tourmentée ; il ne lui fallait que des émotions douces ; les secousses l’auraient usée et amortie.