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SUR LE CALCUL

a l’espérance d’y gagner ; au lieu que dans le cas proposé, ou Paul serait obligé de donner à Pierre une somme infinie, Pierre serait toujours sûr de gagner, quelque long-temps que le jeu durât ; en sorte que Pierre serait en droit de se plaindre, si n’ayant pas fixé le nombre des coups, et pile arrivant enfin à tel coup qu’on voudra, par exemple au vingtième, Paul se contentait pour son enjeu de donner une somme double ou triple, ou centuple de cinq cent vingt-quatre mille deux cent quatre-vingt-huit écus, somme que Pierre devrait de son côté donner à Paul.

En un mot, si le nombre de coups n’est pas fixé, et que Paul mette au jeu, avant qu’il commence, telle somme qu’il voudra, y mît-il tout l’or et l’argent qui est sur la terre, Pierre est en droit de lui dire qu’il ne met pas assez, si on s’en tient aux formules reçues.

Or je demande s’il faut aller chercher bien loin la raison de ce paradoxe, et s’il ne saute pas aux yeux que cette prétendue somme infinie due par Paul au commencement du jeu, n’est infinie, en apparence, que parce qu’elle est appuyée sur une supposition fausse, savoir sur la supposition que pile peut n’arriver jamais, et que le jeu peut durer éternellement ?

Il est pourtant vrai, et même évident, que cette supposition est possible dans la rigueur mathématique. Ce n’est donc que physiquement parlant qu’elle est fausse.

Il est donc faux, physiquement parlant, que pile puisse n’arriver jamais.

Il est donc impossible, physiquement parlant, que croix arrive une infinité de fois de suite.

Donc, physiquement parlant, croix ne peut arriver de suite qu’un nombre fini de fois.

Quel est ce nombre ? c’est ce que je n’entreprends point de déterminer. Mais je vais plus loin, et je demande par quelle raison croix ne saurait arriver une infinité de fois de suite, physiquement parlant ? On ne peut en donner que la raison suivante : c’est qu’il n’est pas dans la nature qu’un effet soit toujours et constamment le même, comme il n’est pas dans la nature que tous les hommes et tous les arbres se ressemblent.

Je demande ensuite s’il est plus possible, physiquement parlant, que le même effet arrive un très-grand nombre de fois de suite, dix mille fois, par exemple, qu’il ne l’est que cet effet arrive une infinité de fois de suite ? Par exemple, est-il possible, physiquement parlant, que si on jette une pièce en l’air dix mille fois de suite, il vienne de suite dix mille fois croix ou pile ? Sur cela j’en appelle à tous les joueurs. Que Pierre et Paul jouent ensemble à croix ou pile, que ce soit Pierre qui jette, et