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DES PROBABILITÉS.

résultat en est absurde, et qu’il n’y a pas de joueur qui voulût à un pareil jeu risquer seulement cinquante écus, et même beaucoup moins.

Plusieurs grands mathématiciens se sont efforcés de résoudre ce cas singulier. Mais leurs solutions, qui ne s’accordent nullement, et qui sont tirées de circonstances étrangères à la question, prouvent seulement combien cette question est embarrassante[1]. Un d’entre eux croit l’avoir résolue en disant que Paul ne doit pas donner une somme infinie à Pierre, parce que le bien de Pierre n’est pas infini, et qu’il ne peut donner ni promettre plus qu’il n’a. Mais pour voir à quel point cette solution est illusoire, il suffit de considérer que, quelque énormes richesses qu’on suppose à Pierre, Paul, à moins d’être fou, ne lui donnerait seulement pas mille écus, quoiqu’il dût rattraper ces mille écus et au-delà si pile n’arrivait qu’au onzième coup ; plus de deux mille écus si pile n’arrivait qu’au douzième, quatre mille écus au treizième, et ainsi de suite.

Or qu’on demande à Paul pourquoi il ne donnerait pas ces mille écus ? c’est, répondra-t-il, parce qu’il n’est pas vraisemblable que pile n’arrive qu’au onzième coup. Mais, lui dira-t-on, si pile n’arrive qu’après le onzième coup, ce qui peut être, vous gagnerez bien au-delà de vos mille écus : j’avoue, répliquera Paul, qu’en ce cas je pourrais gagner considérablement ; mais il est si peu probable que pile n’arrive pas avant le onzième coup, que la grosse somme que je gagnerais par-delà ce onzième coup, n’est pas suffisante pour m’engager à courir ce risque.

Quand Paul s’en tiendrait à ce raisonnement, c’en serait déjà assez pour faire voir que les règles des probabilités sont en défaut lorsqu’elles proposent, pour trouver l’enjeu, de multiplier la somme espérée par la probabilité du cas qui doit faire gagner cette somme ; parce que, quelque énorme que soit la somme espérée, la probabilité de la gagner peut être si petite, qu’on serait insensé de jouer un pareil jeu. Par exemple, je suppose que sur deux mille billets de loterie, tous égaux, il doive y en avoir un qui porte un lot de vingt millions ; il faudrait, suivant les règles ordinaires, donner dix mille francs pour un billet ; et c’est assurément ce que personne n’oserait faire : s’il se trouvait des hommes assez riches ou assez fous pour cela, mettons le lot à deux mille millions, chaque billet alors sera d’un million, et je crois que pour le coup personne n’oserait en prendre.

Cependant il est bien sûr que quelqu’un gagnerait à cette loterie, et que par conséquent chacun des mettans en particulier

  1. On peut voir ces solutions dans le cinquième tome des Mémoires de l’académie de Pétersbourg, dans le recueil des Mémoires de M. Fontaine, etc.