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SUR LE CALCUL

Pour m’expliquer de la manière la plus précise, voici le point de la difficulté que je propose.

Le calcul des probabilités est appuyé sur cette supposition, que toutes les combinaisons différentes d’un même effet sont également possibles. Par exemple, si on jette une pièce en l’air cent fois de suite, on suppose qu’il est également possible que pile arrive cent fois de suite, ou que pile et croix soient mêlés, en suivant d’ailleurs entre eux telle succession particulière qu’on voudra ; par exemple, pile au premier coup, croix aux deux coups suivans, pile au quatrième, croix au cinquième, pile au sixième, au septième, etc.

Ces deux cas sont sans doute également possibles, mathématiquement parlant ; ce n’est pas là le point de la difficulté, et les mathématiciens médiocres dont je parlais tout à l’heure ont pris la peine fort inutile d’écrire de longues dissertations pour prouver cette égale possibilité. Mais il s’agit de savoir si ces deux cas, également possibles mathématiquement, le sont aussi physiquement et dans l’ordre des choses ; s’il est physiquement aussi possible que le même effet arrive cent fois de suite, qu’il l’est que ce même effet soit mêlé avec d’autres suivant cette loi qu’on voudra marquer. Avant que de faire là-dessus nos réflexions, nous proposerons la question suivante, très-connue des algébristes.

Pierre joue avec Paul à croix ou pile, avec cette condition que si Paul amène pile au premier coup, il donnera un écu à Pierre ; s’il n’amène pile qu’au second coup, deux écus ; s’il ne l’amène qu’au troisième, quatre écus ; au quatrième, huit écus ; au cinquième, seize ; et ainsi de suite jusqu’à ce que pile vienne ; on demande l’espérance de Paul, ou ce qui est la même chose, ce qu’il doit donner à Pierre avant que le jeu commence, pour jouer avec lui à jeu égal, ou, comme on s’exprime d’ordinaire, pour son enjeu.

Les formules connues du calcul des probabilités font voir aisément, et tous les mathématiciens en conviennent, que si Pierre et Paul ne jouent qu’en un coup, Paul doit donner à Pierre un demi-écu ; s’ils ne jouent qu’en deux coups, deux demi-écus, ou un écu ; s’ils ne jouent qu’eu trois coups, trois demi-écus ; en quatre coups, quatre demi-écus, etc. D’où il est évident que si le nombre des coups est indéfini, comme on le suppose ici, c’est-à-dire si le jeu ne doit cesser que quand pile viendra, ce qui peut mathématiquement parlant n’arriver jamais, Paul doit donner à Pierre une infinité de fois un demi-écu, c’est-à-dire une somme infinie. Aucun mathématicien ne conteste cette conséquence ; mais il n’en est aucun qui ne sente et n’avoue que le