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ÉLOGE.

blier aux oisifs de Paris les malheurs d’une guerre plus importante) compromettait le repos de d’Alembert, et réunissait aux ennemis méprisables que son génie lui avait faits, d’autres ennemis dont il ne pouvait du moins mépriser le pouvoir. Lu roi de Prusse lui offrit, après la paix de 1763, un asile dans sa cour, la place de président de son académie, une fortune fort au-dessus de ses désirs, mais que le plaisir qu’il goûtait à faire le bien pouvait rendre séduisante ; enfin le repos et la liberté. D’Alembert refusa ces offres ; il préféra sa patrie, où il était pauvre et persécuté, à la cour d’un roi qui, dépouillé de l’éclat du trône, eût encore mérité qu’un homme de génie recherchât sa société et son suffrage, et ce sacrifice lui coûta peu : ses amis, la liberté de suivre ses recherches mathématiques suffisaient à son bonheur, et il attendit tranquillement que le temps de l’injustice fût passé.

Ce monarque qui l’avait vu à Clèves avant la guerre, et qui alors lui avait proposé la survivance de M. de Maupertuis, ne fut point blessé de ce nouveau refus, et voulut que la place de président de son académie restât vacante, tant que l’homme qu’il en avait jugé digne pourrait l’occuper ; d’Alembert crut lui devoir l’hommage de sa reconnaissance, et, après l’avoir été trouver dans ses États de Westphalie, il e suivit à Berlin, ou il passa plusieurs mois. On vit un philosophe paisible, appelé sans aucun titre dans une cour guerrière, et admis dans la familiarité d’un roi qui, après avoir résisté à une ligue formidable, venait de couronner ses victoires par une paix glorieuse. Aucun capitaine de son siècle n’avait gagné tant de batailles ; et lui seul avait enrichi par des découvertes cet art destructeur de la guerre, dont les progrès sont pourtant le seul moyen de faire jouir les peuples d’une paix perpétuelle ; car telle est la nature de l’homme, que sa fureur pour les jeux de toute espèce diminue à mesure que l’on y affaiblit l’influence du hasard. Cependant ce prince n’était enivré ni de ses triomphes, ni du bruit de sa renommée ; il se plaisait à cultiver, dans la paix, la philosophie et les arts ; parlant avec simplicité de ses succès, de ses revers, de ses dangers, de ses ressources, et même de ses fautes, il comparait la gloire d’avoir fait Athalie à celle de ses victoires, en observant que le poëte ne devait rien au sort ni à d’autres qu’à lui-même ; et vivait avec le philosophe français dans cette égalité qui, malgré la différence des rangs, s’établit nécessairement entre les hommes de génie.

D’Alembert avait refusé, peu de temps auparavant, une offre plus brillante ; l’impératrice de Russie lui avait proposé de le charger de l’éducation de son fils, et de l’en charger seul ; les titres, les récompenses, tous les avantages qui eussent flatté ou séduit un homme ordinaire, étaient prodigués. La gloire d élever l’héritier d’un grand Empire, eût pu éblouir un homme d’un esprit supérieur ; et l’espérance de contribuer au bonheur de cent peuples réunis sous les mêmes lois, pouvait toucher un philosophe : d’Alembert ne fut point ébranlé ; il crut qu’il ne devait pas à une nation étrangère le sacrifice de son repos ; que si ses talens pouvaient être utiles, ils appartenaient à sa patrie, et qu’une cour orageuse, où, dans l’espace de vingt ans, deux révolutions avaient renversé le trône, et où lu changement du minis-