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DE D’ALEMBERT.

seté de ces opinions est une conséquence facile à déduire ; qu’au lieu lie porter à l’erreur des coups directs, il suffit d’accoutumer peu à peu les hommes à raisonner, afin qu’après en avoir pris l’heureuse habitude, ils puissent avoir eux-mêmes le plaisir et Ia gloire de rompre les chaînes dont leur raison était opprimée, et de briser les idoles devant lesquelles ils étaient lassés de fléchir.

Il regardait l’amour de l’occupation, le goût du repos, celui de la vie privée, comme les barrières les plus sûres qu’on pût opposer aux vices ; il craignait que ceux qui aspirent à des vertus plus éclatantes ne se trompassent eux-mêmes, ou ne cherchassent à tromper les autres, et que l’amour trop inquiet du bien public ne fût souvent une ambition déguisée. Il était indulgent par philosophie comme par caractère, persuadé qu’il faut exiger peu des hommes, pour être plus sûr d’en obtenir ce qu’on exige ; leur prescrire seulement ce qu’on leur a montré, par son exemple, n’être pas au-dessus des forces, et ne pas mettre l’estime publique, la satisfaction intérieure à trop haut prix, de peur que la plupart des hommes n’aiment mieux y renoncer que d’y prétendre.

Dans les différens travaux de l’esprit, il proscrivait avec sévérité tout ce qui ne tendait pas à la découverte de vérités positives, tout ce qui n’était pas d’une utilité immédiate. Un motif très-respectable, l’amour du vrai et celui du bien général, lui avait fait même exagérer un peu cette vérité, en effet, il n’existe pas d’étude où l’on ne trouve du moins l’avantage d’employer le temps d’une manière qui n’est ni dangereuse pour soi, ni nuisible pour les autres : il en est du travail de l’esprit comme de l’exercice, celui même qui n’a pas d’objet contribue à la santé, fortifie le corps ; il n’emploie pas nos forces, mais il nous apprend à les employer : des vérités isolées peuvent être indifférentes, mais aucun système, aucun ordre de vérités ne peuvent l’être ; il n’en est point dont une main sage et industrieuse ne sache tirer quelque jour une utilité réelle.

D’Alembert avait appliqué l’esprit de raisonnement et de discussion à la littérature et aux principes du goût j avec une philosophie plus profonde que Fontenelle et La Motte, il avait marché sur leurs traces, en évitant les erreurs où l’amour du paradoxe et l’esprit de parti avaient pu les entraîner : il ne croyait pas qu’il y eût en littérature des lois générales fondées sur la raison. Écrire simplement, et surtout avec clarté ; n’employer que des mots dont le sens soit précis, ou du moins déterminé par l’usage qu’on en a fait ; éviter ce qui offense l’oreille, ce qui choque les convenances, le simple bon sens a dicté ces règles, et il n’en voulait point d’autres : L’art d’écrire, disait-il, n’est que l’art de penser, et celui de l’éloquence n’est que le don de réunir une logique exacte et une âme passionnée. Quant à la poésie, dont le but principal est de plaire, d’Alembert ajoutait seulement à ses règles la nécessité de se soumettre aux lois de convention établies ; il faut craindre de blesser les hommes dont on veut captiver les suffrages, et l’on doit respecter alors les jugemens de leurs préjugés presque autant que ceux de leur raison. Ces opinions furent combattues par beaucoup de littérateurs, qui apparemment croyaient qu’ils