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DE D’ALEMBERT.

à la portée de tous les hommes, où les règles du devoir seraient établies par la raison, et les motifs de le remplir fondés sur la nature et sur la vérité. Plus d’une fois il fut tenté d’entreprendre ces élémens ; une seule raison l’en empêcha ; il en avait formé le plan, et ce plan l’avait conduit à une question importante pour laquelle il n’avait pas trouvé de solution. L’ouvrage aurait été incomplet, et aurait perdu une grande partie de son utilité, si cette question n’y avait pas été résolue ; il pensait d’ailleurs que, tant qu’elle restait indécise, il n’était ni juste ni prudent de rendre publiques les difficultés qu’elle présentait, et nous croyons devoir imiter ici sa discrétion.

Le roi de Prusse lui ces élémens de philosophie, et montra combien il les estimait, en proposant à l’auteur des difficultés sur lesquelles il lui demanda des éclaircissemens ; ils ont été imprimés depuis : on pouvait dire a ce prince des vérités que des particuliers, revêtus ailleurs d’une autorité précaire, auraient craint d’entendre ; et il fallait développer aux hommes ordinaires ce qu’il suffisait d’indiquer à ce monarque.

Qu’il me soit permis de tracer ici, d’après les conversations, comme d’après les ouvrages de d’Alembert, un tableau faible, mais fidèle, des principes de sa philosophie, et de discuter même quelques uns des reproches qu’on a pu lui faire sur ses opinions ; l’amitié ne me fera point altérer la vérité, elle a aussi son orgueil, et je croirais l’offenser si je paraissais craindre que d’Alembert ne fût pas assez grand pour que ses amis même puissent avouer ses défauts.

Long-temps occupé des sciences mathématiques, d’Alembert avait contracté l’habitude de n’être frappé que des vérités susceptibles de preuves rigoureuses ; il voyait la certitude s’éloigner, à mesure que l’on ajoutait des idées accessoires aux idées simples, sur lesquelles s’exercent la géométrie pure et la mécanique rationnelle ; et son goût pour les sciences semblait suivre absolument la même proportion. Il voulait que les sciences physiques se bornassent à des faits et à des explications calculées ; que pour juger de la réalité d’un phénomène, on vérifiât le fait en lui-même, au lieu de le rejeter d’après une impossibilité apparente ; qu’on ne dît pas d’une chose qui blesse les idées communes, elle est absurde, mais elle n’est pas prouvée. On l’accusait de faire peu de cas des sciences physiques, et cette accusation était injuste ; il ne méprisait que ces systèmes dont les preuves se réduisent à montrer que l’impossibilité absolue n’en est pas encore rigoureusement démontrée ; ces aperçus incertains, qu’on annonce pour de grandes vues ; ces explications appuyées sur des raisonnemens vagues, qui pourraient tout au plus conduire à de légères probabilités, enfin cet abus du langage scientifique, qui change quelquefois en une science de mots ce qui ne devrait être qu’une science de faits et de calculs. On pourrait croire seulement qu’il a poussé trop loin sa rigueur ; car si ces hypothèses, ces vues, ces explications ne forment point une véritable science, elles servent à multiplier les expériences, les observations, à les montrer sous leurs différentes faces ; elles nous guident dans nos recherches, elles préparent les découvertes, et