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croyons apercevoir ce poète parmi les cinq ou six Élus de la Poésie du siècle dernier.

Et non seulement la gloire de Baudelaire s’est établie au cours de ces cinquante ans, mais elle s’est métamorphosée.

Baudelaire vécut enveloppé dans une légende dont il fut d’ailleurs le premier artisan. Luxe bizarre, raffinement maladif, sensualité corrosive, perversité satanique : tels furent, montés par ses propres mains, les joyaux de sa sombre auréole. Il se plaisait en effet à décontenancer le « Bourgeois » au prix des propos les plus exorbitants, louant, par exemple, à l’occasion, la volupté du meurtre ou l’arôme de la cervelle d’enfant. Le chapitre de ses amours semblait bizarre et ténébreux. Mais qui donc se plaisait d’abord à en exagérer la bizarrerie et à en assombrir les ténèbres : lui encore, toujours lui !

…Aujourd’hui le recul du temps a dépouillé ces aventures de leur auréole romantique. Et de cet échafaudage satanique il reste l’histoire, poignante infiniment, d’un prince de la pensée réduit à la servitude des besognes quotidiennes ; d’un homme faible sans doute, et ayant sacrifié parfois aux faux dieux, mais demeuré simple malgré tout, capable de pleurer en songeant à sa mère, capable de s’imposer un dur servage d’homme de plume pour secourir la femme