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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

colonel en ressentit tout le poids comme chef de corps ; aussi cette inspection générale, qui devait accorder à tout le monde un peu de repos, fut-elle pour nos sous-officiers, caporaux et élèves une grande reprise du travail, et du travail le plus pénible et le plus ennuyeux. Il n’y avait rien, en effet, qui causât plus d’ennui et de tracas à nos sous-officiers et caporaux que la théorie récitative, si ce n’était la théorie pratique sur le terrain, en présence d’officiers supérieurs. Cette chose-là m’a toujours étonné au régiment, de voir des hommes accepter des grades, des fonctions ou des emplois sans avoir les notions les plus élémentaires des droits et devoirs inhérents à ces grades et fonctions.

Nos caporaux, qui auraient dû être dans leurs chambrées comme de bons chefs d’atelier, enseignant et donnant de bons exemples d’ordre et de discipline, étaient au contraire, très souvent, les premiers à donner l’exemple du désordre et de l’indiscipline. Pourquoi ? Parce qu’ils ne savaient rien de leur métier ; ils étaient souvent punis pour ne pas savoir leur théorie et les règlements les concernant ; ils tempêtaient alors contre ces règlements, contre la discipline, contre leurs supérieurs qui voulaient les forcer à apprendre des choses impossibles, absurdes et désagréables. Ils croyaient sans doute que les galons étaient faits tout simplement pour donner plus de solde, pour glorifier et honorer ceux qui étaient appelés à les porter.

Je n’ai connu qu’un seul individu, un Corse, qui connût bien ses devoirs et ses droits de caporal et de sergent, et qui sût s’y maintenir. Celui-là était un bon père de famille, enseignant, dirigeant et corrigeant ses enfants avec connaissance, autorité et justice. Je puis citer son nom sans risquer de me tromper : il s’appelait Orticoni. Ah ! si tous les gradés, y compris les officiers, eussent connu leurs droits et leurs devoirs comme celui-là et eussent su s’y conformer, les choses auraient bien mieux marché ! Nous n’aurions pas eu tant d’hommes dans les prisons, les cachots, les compagnies de discipline et les travaux forcés, tant d’honnêtes familles plongées dans le désespoir et dans le deuil ! Mais, hélas ! nos gradés d’alors ne savaient commander qu’avec brutalité, grossièreté, colère et souvent haine ou vengeance. J’ai vu plus

II
1er Février 1905.