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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

quand ils auraient su que nous avions assisté à la prise de Sébastopol. Car nous venions de rendre à leur pays et à leur Sultan le plus grand service qu’il soit possible de rendre à un peuple. Nous venions de sauver le Sultan et ses mahométans, au détriment de la France et de toute la chrétienté. Cette guerre n’avait, de la part des Russes, d’autre but que de prendre Constantinople et Jérusalem, afin de mettre le tombeau du Christ sous la garde de soldats chrétiens. Les Russes avaient essayé à plusieurs reprises d’arranger les choses à l’amiable, en demandant à la Turquie le droit de mettre une armée à Jérusalem, simplement pour garder le Saint-Sépulcre ; mais naturellement les Turcs ne pouvaient consentir à une nation étrangère de mettre une armée dans une de leurs principales villes. Les chrétiens de Jérusalem, c’est-à-dire les orthodoxes grecs et russes qui sont les plus nombreux, voyant que les choses ne pouvaient s’arranger à l’amiable, comptèrent sur la guerre pour les arranger. Pour faire éclater cette guerre au plus vite, ils avaient enlevé, une nuit, la belle coupole d’or du Saint-Sépulcre et attribué cet enlèvement, ce vol et ce sacrilège, aux enfants du Prophète. Ce fut assez pour mettre le feu aux poudres. Or, certainement, le prophète Mahomet aurait été battu cette fois, si les chrétiens d’Occident ne fussent allés à son secours en écrasant les chrétiens d’Orient, et si la mère de Jésus n’avait elle-même prêté son concours aux chrétiens schismatiques et aux mahométans contre les orthodoxes.

Mon camarade ne voulait pas entrer dans l’église du Saint-Sépulcre, disant : « Qu’est-ce que nous f… là ? On nous a assez raconté ce qu’il y a là dedans ! » J’eus mille peines à l’entraîner. Il n’était pas facile de pénétrer au milieu de ces croyants, qui ne voyaient rien ni personne. Nous eûmes bien de la peine à gagner, en nous serrant le long du mur, un petit autel où il n’y avait personne en ce moment ; les moujiks ne voulaient pas s’écarter de la Voie Douloureuse, qu’ils suivaient jusqu’au trou de la Croix, dans lequel ils plongeaient leur tête en baisant les bords ; ensuite ils allaient embrasser une table de marbre placée près du Tombeau et sur laquelle, selon l’Évangile de Jean, fut embaumé le corps de Jésus, par deux riches sénateurs, Joseph d’Arimathie et Nicodème. Le Tom-