Page:Déguignet - Mémoires d un paysan bas breton.djvu/89

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
402
LA REVUE DE PARIS

si nous étions chez nous ; ensuite nous pourrions aller nous promener où nous voudrions, puisque maintenant nous connaissions à peu près la ville, et nous reviendrions quand nous aurions besoin de boire ou de manger. Puis il s’en alla à ses affaires. On peut croire que mon camarade commença d’abord par se mouiller le gosier d’un grand verre de vin.

Après avoir déjeuné, nous allâmes nous promener du côté du Saint-Sépulcre, lequel ne désemplissait en ce moment, ni jour ni nuit. Par les rues, il y avait déjà des pèlerins cherchant la maison dans laquelle Jésus avait été condamné à mort, pour suivre de là la Voie Douloureuse jusqu’au Calvaire, qui n’est autre que le Saint-Sépulcre. Ces pèlerins s’arrêtaient à chaque instant pour prier, pleurer en embrassant la terre et le coin des maisons, aux endroits où Jésus, dit-on, avait succombé sous son fardeau, quoique tous les évangélistes racontent qu’un paysan de Cyrène fut requis pour porter sa croix. À tous ces embrassements, nous étions habitués depuis longtemps. Nous en avions assez vu à Constantinople. Les mahométans font cela trois fois par jour : au soleil levant, à midi et au soleil couchant, n’importe où ils se trouvent, ils embrassent la terre plusieurs fois en marmottant des prières. Et tout cela est obligatoire pour les civils comme pour les soldats : c’est la loi. Pour les Turcs, le Koran renferme toutes les lois civiles et militaires.

Nous arrivâmes devant la grande église du Saint-Sépulcre, dans laquelle je voyais entrer de longues files de moujiks se traînant, comme j’avais vu autrefois les pèlerins bretons se traîner dans la chapelle de Kerdevot. À l’entrée, sous le grand porche, il y avait une garde turque : des soldats de garde dans une église ! et des soldats mahométans dans une église chrétienne ! Mais on nous avait déjà dit pourquoi cette garde était là. C’est qu’il y a, dans ce grand temple, une vingtaine d’autels où vingt prêtres chrétiens célèbrent le culte de vingt manières différentes, en se traitant d’hérétiques les uns les autres, à tel point que les soldats mahométans sont souvent obligés d’intervenir pour mettre à l’ordre ces prêtres chrétiens.

Si nous eussions été en tenue militaire, ces soldats turcs nous auraient sans doute serré amicalement la main, surtout