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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

toute leur vie, et de la géométrie pratique que bien des théoriciens de la Sorbonne ne pourraient faire. »

Le temps passait vite dans ce travail attrayant. Une seule chose autrefois me faisait peur, — s’il m’est permis d’écrire ce mot, — en allant au régiment, c’était l’hôpital ou l’ambulance : j’en avais entendu dire des choses si terribles ! Et voici que le plus heureux moment de ma vie, je le passais dans une ambulance, sur une terre étrangère, à cinq cents lieues de mon pays. Nous étions à la fin de l’année 1855. L’hiver était rude ; le froid était descendu jusqu’à vingt et un degrés au-dessous de zéro. Quoique ça, nous avions, mon camarade et moi, demandé au médecin de retourner à nos régiments ; mais à dire vrai, au fond de nos cœurs, nous éprouvions le désir, sinon le besoin, de rester encore quelque temps en cet heureux état. Nous le sentions d’autant plus que nous n’avions plus rien à faire au régiment. La guerre était censément terminée; les armées étaient toujours en face les unes des autres, il est vrai, mais à peu près dans la position de deux chiens de faïence. Nous attendions le bon plaisir des diplomates réunis à Paris par notre Empereur pour régler les comptes « des pots cassés », comme nous disions là-bas. Mais, si l’Empereur avait eu intérêt à faire durer le siège de Sébastopol, il avait autant d’intérêt à conserver à Paris le plus longtemps possible tous ces grands diplomates et leur nombreuse suite, pour occuper les Parisiens, afin que les Parisiens ne s’occupassent pas de lui.

À notre demande de sortie, le médecin répondit que nous avions le temps, que nous n’étions pas aussi bien rétablis que nous le pensions, qu’une rechute serait pour nous un coup fatal. Ce médecin connaissait l’intelligence et le savoir de mon camarade et savait à quoi nous passions notre temps ; il pensait que nous faisions autant là, sinon plus, que nos camarades dans la plaine de Baïdar.

Nous allions souvent nous promener, quand le temps n’était pas trop froid. Nous poussions nos promenades jusque chez les Piémontais, dont la plupart parlaient français, cette armée étant composée de Savoyards et de Niçois. Nous avions du plaisir à visiter aussi le camp des Anglais, qui était bien mieux arrangé que le nôtre. Ils étaient mieux habillés et mieux