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LA REVUE DE PARIS

manœuvres, à la cible, faire la petite guerre. Une ou deux fois par semaine, l’armée de Lyon venait, la nuit, attaquer le camp. À la première alarme, il fallait se dépêcher de ramasser ses effets, de mettre tout sur le dos, armes et bagages, et de partir au plus vite comme si on ne devait plus revenir. Nous courions alors à travers champs, à la rencontre de l’ennemi que nous repoussions jusqu’à Lyon, ou bien c’était lui qui nous repoussait dans notre camp et même parfois au delà : alors le camp était censément pris ; nous étions vaincus. Ces manœuvres duraient souvent jusqu’au jour, ce qui n’empêchait pas, aussitôt rentrés au camp, de nous envoyer aux travaux de la route ; mais ce qui n’empêchait pas non plus nos gémissements, nos plaintes et nos murmures : on enviait le sort de ceux qui étaient à Sébastopol, car il n’était pas possible qu’ils fussent aussi malheureux que nous, du moins à ce que disaient les vieux soldats.

Étant depuis mon plus jeune âge habitué à toutes sortes de misères, je ne trouvais là rien d’extraordinaire. Je connaissais les courses de nuit depuis le temps où je mendiais mon pain à travers nos campagnes sauvages ou quand je cherchais les bestiaux dans les garennes, les landes et les bois, où j’entendais souvent hurler les loups ; je savais aussi manier la pelle, la pioche et le marteau casse-pierres. Ce qui me chagrinait le plus, c’était d’entendre les chefs, par peur sans doute, parler toujours de consigne, de salle de police, de prison, de conseil de guerre. Ce qui me déconcertait encore, c’était de ne pouvoir trouver aucun moyen de m’instruire ; nous n’avions aucun livre ni aucun journal. On n’aurait guère eu le temps du reste de s’en occuper.

Le 1er mai, il y eut un changement : la division de Lyon vint nous remplacer au camp et nous vînmes occuper ses casernements en ville et autour de la ville. Notre régiment fut réparti entre les forts Saint-Just, Saint-Irénée et Sainte-Foy. C’est dans ce dernier fort que se trouvait alors la prison d’arrêt des officiers : on l’avait surnommée la pension de Castellane. Elle était presque toujours pleine, cette pension, d’officiers de tous grades, depuis les sous-lieutenants jusqu’aux colonels, les uns aux arrêts forcés, avec un factionnaire à la porte de leurs cellules, les autres ayant le droit de se