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LA REVUE DE PARIS

le dimanche et les revues, elle m’en trouverait également. Je vis que cette femme connaissait le métier de soldat ; je la remerciai beaucoup de son obligeance et lui promis de revenir quand je serais habillé. Après avoir payé mon dîner, elle me versa encore une rasade dans ma tasse et se versa elle-même un petit verre pour trinquer avec moi.

Avant de me présenter à la caserne, j’allai encore faire un tour du côté du quai : il était couvert de soldats faisant l’exercice. Je voyais bien qu’il y en avait là beaucoup qui ne faisaient que de commencer ; les uns avaient encore leurs blouses, d’autres leurs pantalons civils. Cela me réjouissait : je ne serais donc pas seul à faire l’apprentissage du métier. Mais, tout en observant les commandements et les remarques des instructeurs et les mouvements des conscrits, je ne pouvais m’empêcher de regarder avec étonnement les grands navires dans le port. Je me demandais comment de pareilles masses pouvaient rester sur l’eau sans s’y engloutir. C’était un nouveau problème qui m’entrait dans la tête et qui ne devait en sortir que bien des années après, avec les problèmes du télégraphe et du chemin de fer. Mais le soir approchait : il était temps de me présenter.

En arrivant à la porte de la caserne, pour ne pas donner le temps de m’interroger, je tendis de loin ma feuille de route, sans trop savoir à qui je la tendais ; mais presque en même temps, un sergent, — le sergent de planton, je crois, — vint me la prendre, et, après avoir jeté les yeux dessus et avoir plaisanté, avec un autre sergent qui se trouvait là, sur ma petite taille et mon air naïf et timide, il appela le planton de l’adjudant pour me conduire chez le « gros major », qui est celui qui tient le registre-matricule du régiment. Là, je fus incorporé définitivement sous le numéro 6430 et versé à la 2e compagnie du 3e bataillon.

Pendant le trajet, le planton essayait de me parler, et moi j’essayais de le comprendre : ce fut bien difficile. J’avais déjà entendu parler le français chez moi et je comprenais même beaucoup de mots ; mais je pensai que le français ne se parlait pas ailleurs comme à Quimper, car, de tout ce que le planton de l’adjudant me disait, je ne compris qu’une phrase : « Tou payase pas oun vero ? » Je répondis vivement « si », ce fameux