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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

n’osais pas me présenter encore de peur d’être refusé, faute de taille, ou pour quelque défaut physique. À la fin de l’année, ayant dix-neuf ans passés, je songeai qu’il était temps, sinon de chercher une position sociale, au moins d’essayer de sortir de l’état de vacher, qui était, alors comme aujourd’hui, considéré comme la plus basse de toutes les conditions. Je ne pouvais jamais m’absenter, mes bêtes exigeant une surveillance et des soins continus. Cependant, un dimanche soir, après avoir soigné mes vaches et bien regardé si rien n’était en défaut, monsieur et madame venant souvent passer leur inspection, je courus vite, à travers les champs, jusque chez M. Danion, grand propriétaire au Kerloch, non loin de Kermahonec. M. Danion était alors maire de Kerfeuntun. C’était un bon homme, un peu orgueilleux et fier d’avoir été choisi pour maire par « l’empereur », mais il aimait à rire et à plaisanter avec tout le monde.

En me voyant entrer chez lui à cette heure, il me dit tout de suite :

Tiens, je parie que le pot saout[1] de Kermahonec a déserté ; il est vrai que tu as fait plus que ton temps : jamais pot saout n’était demeuré là aussi longtemps que toi.

Et, sans me laisser le temps de répondre :

— Veux-tu venir chez moi, non plus comme vacher, bien entendu, mais comme domestique ordinaire. Il m’en faut encore un.

— Je venais justement pour cela, vous l’avez deviné, monsieur le maire.

— Eh bien, je te donnerai, comme au précédent, soixante-dix francs de gages, deux chemises et deux paires de sabots, et ici tu auras ta liberté le dimanche et les jours de fêtes ; es-tu content comme ça ?

— Oui, monsieur le maire, répondis-je vivement.

Car j’étais bien content d’être enfin considéré presque comme un homme. Je retournai à Kermahonec, le cœur joyeux. On était en train de souper quand j’y arrivai. On ne s’était pas aperçu de mon absence, car il m’arrivait assez souvent d’être le dernier à table, à cause de mes travaux particuliers

  1. Gardeur de vaches.