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LA REVUE DE PARIS

ainsi que les millions de milliards d’autres globes célestes ; pourquoi les livres saints, dont je connaissais déjà une bonne partie, ne parlaient pas de ces mouvements ; pourquoi il y avait sur la terre des grands et des petits, des rois et des sujets, des maîtres et des esclaves, des savants et des idiots, des riches et des pauvres ; pourquoi M. et madame de Kerorhant qui ne travaillaient jamais, ne priaient jamais, se portaient toujours bien, allaient en voiture, mangeaient et buvaient tout ce qui leur faisait plaisir, sont morts sans grandes souffrances, ont eu de grands enterrements et de nombreuses prières, moyennant quoi leurs âmes sont allées tout droit au ciel ; tandis que mon père et ma mère ont travaillé et prié toute leur vie, ne mangeant que des pommes de terre cuites à l’eau et du mauvais pain de seigle, ont fait de longues et terribles maladies par excès de travail et de privations, sont morts tous les deux de faim et enterrés à peu près comme deux chiens, sinon tout à fait sans quelques petites prières isolées, du moins sans grandes cérémonies et grande pompe religieuse, faute desquelles leurs pauvres âmes ont dû aller en purgatoire pour continuer les souffrances que leurs corps ont endurées sur la terre.

Soldat, j’allais, pour m’instruire de toutes ces choses, dans les théâtres écouter les drames, les comédies, les tragédies, les opéras, les féeries ; aux églises écouter les sermons catholiques et protestants, aux tribunaux entendre des plaidoiries, aux facultés ouïr des discours et des conférences ; j’allais dans les laboratoires voir les expériences de physique, les analyses et les synthèses chimiques. C’est là qu’il fallait aller, en ce temps heureux du césarisme, si on voulait s’instruire, car des livres et des journaux, il ne fallait pas en parler. J’allais aussi très souvent, surtout à Paris, sur les places publiques, qui étaient alors constamment couvertes de saltimbanques, de paillasses, de pierrots, de tireuses de cartes, de vendeurs de chansonnettes plus ou moins comiques, d’arracheurs de dents « sans douleurs », de vendeurs d’eau de Jouvence ou de panacées universelles ou de pommades qui faisaient pousser les cheveux sur les têtes de quatre-vingt-dix ans, au besoin sur les genoux, voire même sur les têtes de bois. Tous ces gens-là étaient des clients de l’empire, des soutiens du trône