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vérité, je mêlois tant d’adresse à la douceur de ma voix, et je surprenois son oreille par des traits si savans, et des routes si peu fréquentées à ceux de son espèce, que j’emportois sa belle âme à toutes les passions dont je la voulois maîtriser. Nous occupâmes en cet exercice l’espace de vingt-quatre heures ; et je crois que jamais nous ne nous fussions lassés de faire l’amour, si nos gorges ne nous eussent refusé de la voix. Ce fut l’obstacle seul qui nous empêcha de passer outre ; car sentant que le travail commençoit à me déchirer la gorge, et que je ne pouvois plus continuer sans choir en pâmoison, je lui fis signe de s’approcher de moi. Le péril où il crut que j’étois au milieu de tant d’Aigles lui persuada que je l’appelois à mon aide. Il vola aussitôt à mon secours ; et me voulant donner un glorieux témoignage qu’il savoit pour un ami braver la mort jusque dans son trône, il se vint asseoir fièrement sur le grand bec crochu de l’Aigle où j’étois perché. Certes un courage si fort dans un si foible animal me toucha de quelque vénération ; car encore que je l’eusse réclamé comme il se le figuroit, et qu’entre les animaux de semblable espèce, aider au malheureux soit une loi, l’instinct pourtant de sa timide nature le devoit faire balancer ; et toutefois il ne balança point ; au contraire il partit avec tant de hâte, que je ne sais qui vola le premier, du signal ou du Rossignol. Glorieux de voir sous ses pieds la tête de son Tyran, et ravi de songer qu’il alloit être, pour l’amour de moi, sacrifié presque entre mes ailes, et que de son sang peut-être quelques gouttes bienheureuses rejailliroient sur mes plumes, il tourna doucement la vue de mon côté, et m’ayant comme dit adieu d’un regard par lequel il sembloit me demander permission de mourir, il précipita si brusquement son petit bec dedans les yeux de l’Aigle, que je les vis plutôt crevés que frappés. Quand mon