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enfans. Nous en eûmes avis par plusieurs personnes qui étoient dans les intérêts de Colignac et du Marquis ; et bien que l’humeur grossière de tout un pays nous fût un sujet d’étonnement et de risée, je ne laissai pas de m’en effrayer en secret, lorsque je considérois de plus près les suites fâcheuses que pourroit avoir cette erreur. Mon bon Génie sans doute m’inspiroit cette frayeur, il éclairoit ma raison de toutes ces lumières pour me faire voir le précipice où j’allois tomber ; et non content de me conseiller ainsi tacitement, se voulut déclarer plus expressément en ma faveur.

Une nuit des plus fâcheuses qui fut jamais, ayant succédé à un des jours les plus agréables que nous eussions eus à Colignac, je me levai aussitôt que l’aurore ; et pour dissiper les inquiétudes et les nuages dont mon esprit étoit encore offusqué, j’entrai dans le jardin, où la verdure, les fleurs et les fruits, l’artifice et la Nature, enchantoient l’âme et les yeux, lors qu’en même instant j’aperçus le Marquis qui s’y promenoit seul dans une grande allée, laquelle coupoit le parterre en deux. Il avoit le marcher lent et le visage pensif. Je restai fort surpris de le voir contre sa coutume si matineux ; cela me fit hâter mon abord pour lui en demander la cause. Il me répondit que quelques fâcheux songes dont il avoit été travaillé, l’avoient contraint de venir plus matin qu’à son ordinaire, guérir un mal au jour que lui avoit causé l’ombre. Je lui confessai qu’une semblable peine m’avoit empêché de dormir, et je lui en allois conter le détail ; mais comme j’ouvrois la bouche, nous aperçûmes, au coin d’une palissade qui croisoit dans la nôtre, Colignac qui marchoit à grands pas. De si loin qu’il nous aperçut :

« Vous voyez, s’écria-t-il, un homme qui vient d’échapper aux plus affreuses visions dont le spectacle