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Voilà ce que je me disais en quittant les murs de Kronstadt ; nous étions là tous, présents encore, et nous n’étions plus réunis : l’âme manquait à ce cercle animé la veille par une secrète harmonie qui ne se rencontre que bien rarement dans les sociétés humaines. Peu de choses m’ont paru plus tristes que cette brusque vicissitude ; c’est la condition des plaisirs de ce monde, je l’avais prévu ; j’ai subi cent fois la même expérience ; mais je n’ai pas toujours reçu la lumière d’une façon si brusque : d’ailleurs, qu’y a-t-il de plus poignant que les douleurs dont on ne peut accuser personne ? Je voyais chacun prêt à rentrer dans sa voie : la destinée commune traçait son ornière devant ces pèlerins rengagés dans la vie habituelle : la liberté du voyage n’existait plus pour eux, ils retournaient dans le monde réel, et moi je restais seul dans le monde des chimères, à errer de pays en pays : errer toujours ce n’est pas vivre. Je me sentais atteint de cet abandon du voyage le plus profond de tous : et je comparais la tristesse de mon isolement à leurs joies domestiques. L’isolement avait beau être volontaire, en était-il plus doux ?… Dans ce moment tout me paraissait préférable à mon indépendance, et je regrettais jusqu’aux soucis de la famille. Les uns pensaient à la cour et les autres à la douane, car malgré le temps perdu à Kronstadt, nos gros bagages n’avaient encore été que plombés :