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DE LA MARQUISE DE CRÉQUY.


    veillance est moins difficile. Le docteur Gastaldy, médecin de l’hospice et compatriote de M. de Sade, a imaginé de lui faire jouer la comédie, occupation salutaire aux aliénés, à ce qu’il prétend, et l’on admet quelquefois à ces représentations un certain nombre d’étrangers. Ayant été dans cette maison pour y recommander notre pauvre abbé de L. N., le directeur me proposa d’entrer dans la tribune de son théâtre où j’allais trouver bonne compagnie, et, j’avouerai que je ressentis la curiosité de voir un pareil spectacle. M. de Sade était devenu d’une obésité saillante ; il était vêtu d’un habit brodé comme un homme de la cour en 1786, mais sa coiffure était plus moderne et les parfums qu’elle exhalait nous suffoquaient. Son jeu ne manquait pas d’intelligence, mais toute sa personne était d’une afféterie singulière, sa physionomie avait quelque chose d’emmiellé, de pernicieux, de pervers, et d’une fausseté révoltante : je crois que personne ne saurait oublier l’impression de cette figure-là. Il y avait dans la tribune où me fit entrer M. Coulmier Mmes de Coislin, de Boufflers et de Carignan (celle qui est la fille du duc deu Saxe Courlande) ; la Princesse Sapieha, née Comtesse Zamoïska ; plusieurs membres du corps diplomatique, et, ce me semble, le Comte de Sabran, fils de Mme de Boufflers. Je cite mes témoins parce que la chose est à ne le pas croire, attendu que M. de Sade y jouait le rôle du Méchant dans la comédie de Gresset. Pendant un entr’acte arrive Gastaldy, ce docteur des fous, qui dit à Mme de Boufflers que M. le Comte de Sade avait l’honneur d’appartenir à M. de Sabran, son premier mari, et qu’il demandait à venir lui faire sa révérence. Mortel embarras de Mme de Boufflers et voilà M. de Sade à côté de nous et nous parlant d’hommages respectueux, de salutations empressées, du désir de nous faire sa cour, et autres sonneries creuses insupportables. — Monsieur, vous avez joué le Méchant comme un ange ! lui dit naïvement cette bonne Marquise ; et quant à moi, je m’étais contractée dans mon coqueluchon ; je le voyais toujours avec sa robe de chambre de Passy, et du sang dans les ongles.

    (Deuxième note de l’Auteur)

    Plusieurs des personnes qui se trouvent appelées en témoignage par Mme de Créquy sont encore vivantes, notamment M. le Comte Elzéar de Sabran et Mme la Princesse de Carignan,