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dernières lettres.

à l’aise. J’ai le sang porté à la tête, ce qui me cause des étourdissements.

Depuis huit jours, il n’est venu qu’une seule personne au bureau, le commis de l’agent de la ligne Inmann, qui voulait savoir, ce matin, le prix du passage de Liverpool à Portland.

Je t’assure que je m’embête rudement. En venant à Bordeaux, je n’ai fait que changer d’inaction. À Paris, au moins, je marchais et j’avais une distraction intelligente dans les cours du collège de France. La seule compensation que je trouve ici, c’est que je gagne quelques sous. Depuis huit jours, je n’ai donc parlé qu’au commis d’Inmann. Cet isolement absolu, sans que je puisse me réfugier dans la lecture, devient accablant, je suis comme une bête fauve dans sa cage. Je lis cependant plus que je ne devrais, car je ne sais comment tuer le temps depuis neuf heures à cinq. Maintenant que j’ai mis les papiers en ordre, je n’ai absolument rien à faire.

Sans le vouloir et même sans y songer, Crémazie a résumé, dans le fragment de lettre qui précède, toute la vie de paria qu’il a menée depuis son éloignement du Canada jusqu’à sa mort. Ceux qui l’ont connu au temps où il vivait heureux et tranquille dans la bonne ville de Québec, entre ses occupations de libraire qu’il aimait, ses relations d’amitié avec les meilleurs esprits et ses méditations poétiques, ne pourront lire sans un serrement de cœur ces deux réflexions désespérées : Depuis huit jours, je n’ai parlé à personne, hormis un mot d’affaires !… Je suis comme une bête fauve dans sa cage. Ces lignes peignent au vrai le sort implacable que l’exil lui avait fait, et révèlent combien lui pesait l’effrayante solitude des hommes, ce que les Anglais nomment si bien the wilderness of men.