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dernières lettres.

besoin de vous dire avec quelle douloureuse inquiétude j’attends vos nouvelles. C’est si long cinq mois, et tant de choses ont pu se passer pendant ces cent cinquante jours !

Ma santé est aussi bonne qu’elle peut l’être après la crise effrayante que nous venons de traverser. Mon estomac est devenu l’arche de Noé : tous les animaux de la création y ont passé. Le bœuf était devenu un mythe, le cheval très cher dans le dernier mois du siège. Mince était ma bourse, puisque je ne vivais et ne vis encore que d’emprunts. J’ai été obligé de me rabattre sur le chien, et, dans les plus mauvais jours, sur les rats. Je ne parle pas des chats, qui étaient devenus un mets d’aristo. Au fond, ce n’est pas plus mauvais qu’autre chose. Seulement, comme nous avons une répugnance naturelle pour la chair de ces animaux, il faut se faire violence pour ingurgiter cette cuisine de chien. La sauce, les épices qui assaisonnent cette ratatouille endiablée, le pain impossible, noir comme du vieil acajou et lourd comme du plomb, que nous avons mangés dans ces derniers temps, tout cela m’a donné une gastrite de première qualité. Aujourd’hui que nous sommes ravitaillés et que nous mangeons du vrai bœuf et du vrai pain, ma digestion va mieux et les crampes d’estomac, qui m’ont fait passer des nuits si cruelles dans le dernier mois du siège, ont cessé depuis que je mange une nourriture de chrétien. N’étaient l’inquiétude que me cause la privation de vos nouvelles depuis bientôt six mois, puisque vos der-