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pour la langue internationale

que nos vieilles cités d’Europe pourrait de même inférer qu’il est impossible de construire une ville sur un plan régulier et arrêté d’avance : et pourtant cela se voit au Nouveau-Monde. En fait, il existe déjà des systèmes de signes internationaux, les chiffres, les signes d’algèbre, les formules chimiques, les notes de musique, les signaux maritimes, qui tous sont conventionnels, et deviennent par l’habitude aussi naturels que les langues vulgaires, de même que les signes du télégraphe, les signes manuels des sourds-muets, l’alphabet Braille des aveugles ; tous ces systèmes sont autant de langages, résultats d’une invention et d’une convention, et pourtant ils deviennent, pour ceux qui les pratiquent journellement, l’expression immédiate et spontanée de leur pensée. L’induction précédente manque donc de base et pourrait se retourner contre nos adversaires. Mais, en réalité, elle n’a aucune valeur scientifique et logique, car elle se réduit à ceci : « Cela ne s’est jamais fait ; cela ne s’est jamais vu. » C’est l’argument de la routine, c’est la négation de tout progrès. On aurait pu, il y a dix ans, employer des inductions tout aussi valables pour démontrer que l’on ne pourrait jamais voir l’intérieur du corps humain, ou que l’on ne pourrait jamais télégraphier sans un fil métallique ou un conducteur matériel : car cela non plus « ne s’était jamais vu ». Lorsqu’on proposa de construire en France les premiers chemins de fer, des gens très sérieux, et qui se croyaient très forts, démontraient savamment qu’une locomotive ne pourrait jamais remorquer un train sur une voie ferrée, et cela, alors que des chemins de fer marchaient déjà en Angleterre. Que ceux qui nient la possibilité d’une L. I. prennent garde de ressembler à ces gens-là.

Au surplus, est-il permis d’opposer la langue artificielle à nos langues naturelles ? Oublie-t-on que toutes les langues civilisées sont en grande partie le produit d’une élaboration consciente et réfléchie ? S’il fallait en supprimer tout élément artificiel, il faudrait rayer de nos dictionnaires tous les mots dits « de formation savante », soit 21 000 sur 27 000 en français, sans parler des nombreuses règles grammaticales qui sont nées, non pas de l’usage populaire, mais des raffinements des lettrés et des fantaisies des grammairiens. Quoi de plus artificiel et de plus arbitraire, par exemple, que la distinction des genres, ou que la répartition des noms entre les déclinaisons et des verbes entre les conjugaisons ? En réalité, chacune de nos langues