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les langues artificielles

Enfin, l’analyse logique de tous nos concepts est loin d’être achevée et ne le sera sans doute jamais[1]. Heureusement elle n’est pas nécessaire pour s’entendre, non seulement sur les mots, mais même sur les notions les plus complexes. Bien plus, elle ne pourrait que gêner la pensée, si elle devait être une condition nécessaire de son expression. En effet, si chaque mot était la définition de l’idée, il faudrait avoir cette définition présente à l’esprit toutes les fois qu’on emploierait ce mot. Mais on n’arriverait jamais à énoncer une proposition, s’il fallait substituer mentalement à chaque terme sa définition. Le raisonnement n’est possible, comme l’a remarqué Leibniz lui-même, que grâce à ce qu’il appelait le psittacisme ou la pensée symbolique. Or cette forme indispensable de pensée serait entravée à chaque pas par une idéographie qui demanderait une perpétuelle attention au sens concret et adéquat de chaque mot. En résumé, une langue philosophique est irréalisable dans l’état actuel des sciences, et, fût-elle réalisée, elle serait impraticable même pour les savants, parce qu’elle irait au rebours de la fin de tout langage et de tout symbolisme, et paralyserait la pensée au lieu de l’aider.

Les langues artificielles.

Il ne reste donc plus qu’un parti : c’est d’adopter une langue artificielle. Mais il faut s’entendre sur cette épithète d’artificiel. Il ne s’agit pas de créer de toutes pièces une langue entièrement nouvelle, sans tenir compte des langues vivantes. On ne peut évidemment pas faire table rase de tout ce qui existe : nous ne sommes plus au paradis terrestre, et nous n’avons pas à reconstituer la langue qu’Adam aurait pu ou dû inventer. C’est ce qu’oublient trop certains systèmes, d’ailleurs ingénieux, mais construits en quelque sorte a priori. Par exemple, on a eu l’idée de constituer le vocabulaire de la L. I. en formant toutes les combinaisons monosyllabiques de consonnes et de voyelles qu’on peut prononcer, et en attribuant à ces phonèmes des sens plus ou moins arbitraires. Il est trop clair qu’un tel vocabulaire,

  1. « L’invention de cette langue depend de la vraye Philosophie », disait Descartes ; et Leibniz : « Il est vray que ces Caractères présupposeroient la véritable philosophie. »