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les langues philosophiques

sorte qu’on pourrait raisonner et pour ainsi dire calculer au moyen des mots eux-mêmes. Nous ne parlons pas ici des systèmes modernes de pasigraphie, d’idéographie ou de Calcul logique, fort utiles et fort intéressants comme tels (et dont personnellement nous sommes grand partisan), mais qui se trouvent exclus par le seul fait qu’ils ne sont pas parlables, et qu’on est obligé de les lire chacun dans sa langue. Nous faisons allusion à des systèmes anciens, proposés surtout par des philosophes, notamment par Descartes et par Leibniz. Notre qualité de philosophe, et l’étude spéciale que nous avons faites de la Logique de Leibniz, nous donnent peut-être le droit de déclarer que de tels projets sont absolument chimériques. Ils reposent en effet sur ce postulat que toutes nos idées sont des combinaisons homogènes et uniformes d’un petit nombre d’idées simples, qui composeraient l’Alphabet des pensées humaines.

Or c’est là une conception fausse et infiniment trop simpliste du mécanisme de la pensée. Elle réduit tous les jugements aux jugements de prédication, et toutes les propositions au seul verbe être ; elle méconnaît toutes les relations concevables entre les idées ou les choses, à part une seule, celle du genre à l’espèce. Une langue fondée sur ce principe serait impuissante à traduire un relatif (qui, que, etc.), et même un simple génitif, car, lorsqu’on aurait classé par exemple tous les chiens suivant leurs races, on n’aurait pas de définition, ni partant d’expression, pour le chien d’aveugle et le chien du jardinier. Cela signifie, au fond, qu’il est et sera toujours impossible de classer tous objets par genres et par espèces, et par suite de leur donner des noms scientifiques comme aux espèces animales et végétales.

D’ailleurs, une telle nomenclature aboutit, dans la pratique, à l’arbitraire, comme le montre l’exemple des systèmes de Dalgarno et de Wilkins, dont Leibniz s’inspirait. Ils adoptaient une forme commune pour les noms des êtres du même genre, en faisant varier seulement la dernière lettre pour désigner les diverses espèces. Par exemple :

Nηka xxxsignifiaitxxx Éléphant.
Nηkη Cheval.
Nηke Âne.
Nηko Mulet.