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VALENTINE

C’est décidément très curieux ! Tu devrais t’établir liseur d’âmes.

TRIELLE

J’y songerai sur mes vieux jours. En attendant, nous allons régler nos petits comptes, (Il va à sa table et en fait jouer le tiroir d’où il extrait des billets de banque.) Nous disons ?

VALENTINE

Huit cents ; tu le sais bien.

TRIELLE

Huit cents. (Feuilletant les billets.) Un, deux, trois…

VALENTINE

Il y a le terme.

TRIELLE

Je le paierai à part… Quatre, cinq, six… Je vais te donner le reste en monnaie.

VALENTINE

Si tu veux.

TRIELLE

Ça te sera plus commode. (Tirant de son gousset un peu d’or et d’argent qu’il aligne au bord de la table.) Et cinquante, six cent cinquante. Voilà l’affaire.

VALENTINE, surprise.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

TRIELLE

Ton argent.

VALENTINE

Quel argent ?

TRIELLE

L’argent pour le mois.

VALENTINE

Il n’y a pas le compte.

TRIELLE

Comment, pas le compte ?

VALENTINE

Non.

TRIELLE

Si.

VALENTINE

Non. Est-ce que tu deviens imbécile ? De huit cents francs ôtez six cent cinquante ?

TRIELLE

Reste cent cinquante francs.

VALENTINE

Eh bien ?

TRIELLE

Eh bien quoi ?

VALENTINE

Donne-les moi.

TRIELLE

Ah, non.

VALENTINE

Pourquoi donc ?

TRIELLE

Parce que tu me les dois.

VALENTINE

Moi ?

TRIELLE

Oui, toi.

VALENTINE

Qu’est-ce que tu me chantes ? Tu ne m’as pas prêté d’argent. D’ailleurs, je n’ai pas l’habitude de te carotter des avances. Je suis bonne ménagère, peut-être ; j’ai de l’économie et de l’ordre, et tu as eu le temps de t’en apercevoir depuis cinq ans que nous sommes mariés.

TRIELLE

Tu t’écartes de la question. Il ne s’agit pas de tes rares vertus, mais bien de tes imperfections, lesquelles, hélas, sont sans nombre. Tu te moques de moi. Et tes cent cinquante francs d’amende ?

VALENTINE

Décidément je parle à un fou. Quels cent cinquante francs d’amende ?

TRIELLE

Les cent cinquante francs d’amende que j’ai eu le regret de t’infliger en punition de tes écarts de langage, impertinences diverses, rebellions en tout genre, et caetera et caetera (Mutisme ahuri de Valentine.) Tu ne comprends pas ?

VALENTINE

Pas une syllabe.

TRIELLE

Je vais te lire le détail ; ça t’ouvrira les idées.

(Il tire de sa poche un petit calepin qu’il ouvre, et il en commence la lecture.)

Du 1er septembre : Pour avoir tranché une question sans en connaître le premier mot, puis, convaincue de son erreur, s’y être cramponnée de parti pris avec une insigne mauvaise foi, afin d’avoir raison quand même et d’exaspérer le sieur Trielle, homme modéré, patient et doux

………. 3 fr. 95

VALENTINE

Hein ? Qui ? Quoi ? Qu’est-ce ?

TRIELLE

Du 2 : Pour avoir, le sieur Trielle ayant exprimé le désir de dîner un quart d’heure plus tôt, fait servir un quart d’heure plus tard et répondu audit Trielle qui se plaignait sans acrimonie : « Si tu n’es pas content, va-t’en dîner ailleurs. »

………. 6 fr. 70

VALENTINE

Ah ça…

TRIELLE

Du 3 : Pour avoir traité le sieur Trielle de crasseux et de sale grigou parce qu’il se refusait à acheter, comme inutile et coûteuse, une lanterne à verres de couleur en imitation de fer forgé.

………. 2 fr. 50

Du 4 : Pour avoir dit au sieur Trielle qui regrettait l’absence d’abatis dans le bouillon : « Tu répètes toujour