Page:Courteline - Un client sérieux, 1912.djvu/46

Cette page n’a pas encore été corrigée

ir Anatole en laisse jusqu'à plus ample informé: l'affaire de deux jours tout au plus, le temps, pour lui, de mander le gendarme et de lui glisser à l'oreille quelques mots touchant mon affaire.

Boissonnade. --- Et vous vous conformâtes, je pense, à cet avis plein de sagesse?

Le baron. --- N'en doutez pas.

Boissonnade. --- A la bonne heure.

Le baron. --- J'achetai donc une laisse de vingt sous et j'y attachai Anatole. Il en parut surpris, disons plus...

Il hésite.

Boissonnade. --- ... Mortifié?

Le baron. --- Je cherchais le mot! Mortifié. -- Comme j'ai eu l'honneur de vous l'exposer, il n'est plus jeune, à beaucoup près. Il jouit, le ciel en soit loué! d'une santé en tous points florissante, mais enfin, il a atteint l'âge où l'on supporte malaisément un changement dans les habitudes, et c'était, cette laisse, tout un bouleversement dans sa petite existence de chien. De l'instant, oui, de l'instant même où il cessa de se sentir libre, il se refusa systématiquement à me suivre, rivé des quatre pattes au sol. En vain je tâchai de le raisonner, m'excusant, invoquant le cas de force majeure, en appelant à son bon coeur et faisant surgir à ses yeux l'inquiétante silhouette du gendarme; peine perdue! il demeurait sourd, il secouait furieusement la tête, voulant dire par là, sans doute, qu'il était de moeurs insoupçonnables et n'avait rien à démêler avec la gendarmerie.

Boissonnade. --- O candeur ineffable des consciences tranquilles!

Le baron. --- Ainsi deux jours, nous nous promenâmes par les champs et par les bois, moi à l'avant, lui à l'arrière, tirant chacun sur une extrêmité de la laisse, à ce point qu'on n'eût pu savoir lequel de nous deux tenait l'autre; et cette vie, en vérité, devenait insoutenable et odieuse, quand brusquement, à un détour de sentier, je me retrouvai en présence du gendarme Labourbourax. "Le maire m'a parlé, me dit cet homme. Votre chien a le droit d'être libre. -- Bon!" m'écriai-je. Et je me baissais pour détacher le mousqueton fixé au collier d'Anatole, lorsque le gendarme reprit: "Vous le tenez en laisse cependant. Pourquoi le tenez-vous en laisse? Je vous dresse procès-verbal."

Boissonnade, les bras cassés. ---