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d'aborder la narration de mes malheurs, qu'il me soit permis de rappeler mon inébranlable attachement aux principes qui nous régissent.

Boissonnade. --- Au fait, baron; au fait!

Le baron. --- J'y arrive. Il y a une huitaine de jours, j'étais allé, comme à mon habitude, demander un peu d'appétit à la promenade et au grand air. Toujours comme à mon habitude, j'avais emmené Anatole.

Boissonnade. --- Qui? Anatole?

Le baron. --- Mon chien.

Boissonnade. --- Le petit ratier anglais qui ressemble à un radis noir?

Le baron. --- C'est cela même.

Boissonnade. --- Charmant animal. J'ai l'avantage de le voir quelquefois avec vous, à la musique, le dimanche.

Le baron. --- Trop aimable. Il n'a rien que de très ordinaire. J'y suis, toutefois, fort attaché, et cela, pour plusieurs raisons: d'abord, nous ne sommes plus jeunes, lui ni moi, puis nous sommes veufs tous les deux, également intelligents -- je le dis sans fausse modestie -- et de commerce plutôt agréable... En outre, comme tous ses pareils, cette petite bête... mon Dieu! comment dirai-je?... stationne volontiers le long des murs, et moi-même ayant une cystite, nous pouvons, au cours de nos promenades, stationner aussi fréquemment que le besoin s'en fait sentir, sans crainte de paraître ridicules l'un à l'autre... Ça n'a l'air de rien, c'est énorme: c'est sur ces petites simplifications de la vie que reposent les vraies et solides affections. Ne le pensez-vous pas?

Boissonnade. --- Pardon, je le pense tout à fait, au contraire.

Le baron. --- Il était huit heures environ, il faisait un temps magnifique. J'allais au hasard de la marche, buvant à pleins poumons l'air pur de la campagne, bénissant le Seigneur notre Dieu d'avoir fait la nature si belle, et moi si digne de la comprendre. Dans mon dos, Anatole trottait, goûtant, lui aussi, la douceur de cette ineffable matinée. J'entendais derrière moi le tintin du grelot pendu à son collier, un tintin qui s'accélérait et se ralentissait alternativement, selon que moi-même, plus ou moins, je hâtais le pas ou le modérais. De temps en temps, pour souffler, je prenais une seconde de repos; alors je n'entendais plus rien que le chant des alouettes invisibles, car Anatole, dans le même instant, avait fait halte sur mes pas.

Boissonnade. --- Une églogue, quoi!

Le baron. --- Soudain, au loin, par-dessus l'océan de blé mûr qui moutonnait à l'infini, je distinguai le tricorne en bataille du gendarme Labourbourax; je devinai que le hasard allait nous mettre face à face, et je me félicitai de cette bonne fortune. Je suis un homme simple, monsieur le procureur, je suis un homme sans méchanceté: l'uniforme n'a rien qui m'effraye, et la vue des gens de bien me fait toujours plaisir. Je me préparais donc à jeter au gendarme un souhait affectueux de bonne santé, quand, jugez de mon étonnement! ce militaire, qui m'avait joint, rectifia la position, et, tirant un calepin de sa poche: "Ordonnance de police, dit-il, les chiens doivent être tenus en laisse. Le vôtre étant en liberté, je vous dresse procès-verbal."

Boissonnade. --- Procès-verbal!

Le baron. --- Je vous demande un peu!... Un petit chien gros comme le poing! et gentil, et doux, et sociable, victime d'une mesure...

Boissonnade. --- Une mesure de sécurité générale, sans doute, mais qui demandait à être appliquée avec quelque discernement. Il est clair qu'un chien comme le vôtre, bien tenu, bien portant, gras à souhait, ne saurait être assimilé aux chiens malheureux et errants que vise l'ordonnance de police.

Le baron. --- C'est mot pour mot le discours que me tint le maire, homme charmant, à qui je m'empressai d'aller conter ma mésaventure, et qui s'en montra fort marri. Il reconnut que le gendarme avait, dans la circonstance, manqué du tact le plus élémentaire, et me renvoya rassuré, m'engageant cependant, pour éviter de nouveaux ennuis, à ten