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MADAME DESBORDES-VALMORE À BORDEAUX

M. de Jouy, lequel a voulu imiter le genre de versification propre aux commis marchands de la bonne ville de Paris :

Adèle, je t’ai vie hier ;
Tu avais ton chapeau aurore ;
Avec ce hussard qui te perd,
Tu allais au bale de Flore.
O Adèle ! ô objet charmant !
Méfie-toi de ces bons apôtres.
Fille qui a en un amant,
Peut peu à peu en avoir d’autres[1].


Marceline, si elle fit pleurer souvent les invités de Mme Nairac, savait aussi parfois les faire rire. Et voici un échantillon de son art de conter :

C’est Mme D. V. qui nous racontait l’autre jour l’anecdote suivante : Mlle Bourgoin, artiste du Théâtre-Francais, vivait avec M. Chapsal, célèbre chimiste, et l’un des grands dignitaires de la cour de Bonaparte. Elle en avait même un enfant. Un jour qu’elle entendait plusieurs personnes de sa société s’entretenir de ce qu’elles voulaient demander à l’empereur, et préparer d’avance leur discours : « Et toi, mon fils, dit-elle à son petit bambin, comment parleras-tu au grand Napoléon ? Tiens, voici ce que tu auras de mieux à lui dire :

Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire[2]. »

Marceline ne dédaignait pas de divertir ses amis bordelais en leur débitant jusqu’à des potins de coulisses.

Dans le salon de la rue du Palais-Gallien, elle rencontra Alfred de Vigny au cours du séjour qu’il fit à Bordeaux de juillet à novembre 1823. Elle l’y entendit lire des fragments d’Éloa. Une lettre de Sophie Gay, du 10 août, la mit au courant du roman ébauché entre le poète et sa fille Delphine, et brusquement interrompu par l’opposition que Mme de Vigny avait faite au mariage. Marceline dut s’enflammer au récit de cette passion traversée. Elle chapitra Vigny de son mieux et la mère l’en remercia. « J’ai reçu, lui écrivait-elle le 14 octobre, une lettre charmante de l’auteur ; mais comme il met les numéros de travers, elle ne m’est parvenue qu’après des courses sans fin. J’aurais été désolée de la perdre, car elle contient des choses ravissantes pour vous. J’avais bien prévu qu’il vous sentirait comme moi ; c’est la personne du monde la plus sensible à la grâce et à l’esprit[3]. » Vigny avait, en effet, cédé au charme de Marceline. Il ne

  1. Maurice Albert, p. 240. — Cf. L. Descaves, op. cit., p. 135-136.
  2. Maurice Albert, p. 229.
  3. Léon Séché, Alfred de Vigny, t. II, p. 35-37, 45-49.