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de la providence ou du hasard : il s’agit d’une question vraiment physique ou naturelle, portant sur des faits compris dans les limites du monde que nous touchons et des périodes de temps dont nous pouvons avoir et dont nous avons en effet des monuments subsistants. Il y a là une véritable lacune dans le système de nos connaissances : lacune que la raison éprouve le besoin de combler et qu’elle ne peut pas combler, précisément parce qu’il nous est impossible de concilier nos idées sur la matière et sur le mode d’action des forces vitales en donnant à celles-ci un substratum matériel, et en les rattachant ainsi aux forces qui produisent les phénomènes les plus généraux du monde sensible.

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Maintenant, quelle valeur faut-il attribuer à l’idée de substratum ou de substance, qui amène l’incohérence signalée ? Cette idée abstraite et générale, la première des catégories du Stagirite, la pierre angulaire de tant de systèmes, le fondement de tout ce qu’on appelle ontologie, n’a pas, quoi qu’on en ait dit, de privilège qui la soustraie à un examen critique. Elle aussi demande à être jugée par ses œuvres, c’est-à-dire par l’ordre et la liaison qu’elle met dans le système de nos connaissances, ou par le trouble qu’elle y sème et les conflits qu’elle suscite. Cette idée de substance provient originairement de la conscience que nous avons de notre identité comme personnes, malgré les changements continuels que l’âge, l’expérience de la vie et les accidents de toute sorte apportent dans nos idées, dans nos sentiments, dans nos jugements, et dans les jugements que les autres portent de nous. Cette idée tient donc naturellement à la constitution de l’esprit humain, et la structure des langues en fournirait au besoin la preuve. Mais, lorsque nous employons cette idée, qui n’a rien de sensible, à relier entre eux les phénomènes sensibles, la raison pourrait douter de la légitimité de cette application faite hors de nous, si l’expérience ne nous enseignait pas qu’il y a, en effet, dans les corps quelque chose qui persiste, malgré tous les changements de forme, d’état moléculaire, de composition chimique et d’organisation (117). Ces renseignements de l’expérience suffisent pour établir que l’idée de substance, dans l’application que nous en faisons aux corps et à la matière pondérable, n’est pas simplement une abstraction logique, une fiction de notre esprit, et qu’elle a, au contraire, sa raison et