Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 1.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pondit : « Mesdames, vous savez que de ce que la médisance publie, il en faut toujours retrancher la moitié : la demande de M. de Voltaire a été très-ingénieuse et ma réponse très-ennuyeuse. » On croit que l’abbé n’a jamais rien dit de plus vrai ni de plus joli en sa vie. Un avocat, homme de beaucoup d’esprit, appelé Juvigny, ayant écrit pour Travenol, Voltaire, qui était maltraité, alla se plaindre au chef des avocats, qu’on appelle bâtonnier. « Je trouve Voltaire bien hardi d’aller chez un bâtonnier », répondit Juvigny. Cela fait allusion, comme vous voyez, aux aventures fâcheuses qu’a eues Voltaire.


III

En vous annonçant l’Anti-Lucrèce, j’ai eu l’honneur de vous promettre l’histoire du cardinal de Polignac, son auteur. Voici ce que je m’en rappelle ; il faudrait plus de temps que je n’ai pour mettre tout cela dans un certain ordre. Cet homme célèbre était d’une maison ancienne et distinguée du Languedoc ; il fut nourri à la campagne. Sa nourrice, qui était fille et qu’une première faute n’avait pas rendue plus sage, en fit une seconde. Frappée de tout ce qu’elle avait à craindre, elle s’enfuit sur la fin du jour et disparut après avoir porté l’enfant sur un fumier où il passa toute la nuit ; on l’y trouva le lendemain sans qu’il lui fût arrivé aucun accident. Destiné à l’état ecclésiastique, l’abbé de Polignac fit ses études dans l’Université de Paris. Le cartésianisme commençait à la partager. Le jeune abbé tomba sous un professeur entêté d’Aristote, et cependant il étudia la nouvelle philosophie. À la fin de son cours, il soutint deux thèses, la première sur l’ancienne philosophie par complaisance pour son maître, et la seconde sur le cartésianisme, qui paraissait dans des thèses publiques pour la première fois. Le duc de Chaulnes ayant été envoyé en Italie, sous le pontificat d’Alexandre VIII, pour réconcilier les cours de France et de Rome, voulut que Polignac, presque enfant, eût part à cette négociation. Le nouveau pape se plaignit en riant que ce jeune abbé était un vrai séducteur : « Il ne me contredit