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à toutes ces interrogations autre chose, sinon : « Je suis poëte. » Le commissaire, impatienté, lui dit : « Vous faites bien l’important avec votre titre de poëte ; savez-vous bien que, tel que vous me voyez, j’ai un frère qui est un des plus grands poëtes du siècle ? (C’était M. de La Fosse, auteur de plusieurs tragédies. ) — Cela peut être, répliqua Piron, car, tel que vous me voyez, j’ai un frère qui est un fichu sot. » La scène finit ainsi burlesquement, et Piron se rhabilla. Piron étant un jour dans un café avec son bel habit qui faisait jaser tout Paris, le fameux abbé Desfontaines alla à lui et le présentant d’un air plaisant à l’assemblée : « Voyez, messieurs, dit-il, voyez. — Oui, repartit vivement Piron, voyez si je conviens moins à mon habit que l’abbé ne convient au sien ! » Ce qui fait le sel de ce mot, c’est que Desfontaines venait d’être châtié par le magistrat pour ses mauvaises mœurs.

L’abbé de Lattaignant, homme de très-bonne famille et de beaucoup d’esprit, connu ici par mille petites chansons ingénieuses et par son libertinage, rencontra Piron avec son habit dans une promenade publique, et, pour le rendre ridicule, se jeta à ses genoux, l’appelant en riant monseigneur : « Levez-vous, imprudent, lui dit gravement Piron ; il y a longtemps qu’on vous donnerait ce titre, si vous aviez eu les mœurs aussi pures que moi. » C’est que si cet abbé avait vécu avec décence il aurait été évêque.

Piron avoue que, quoiqu’il soit le plus méchant des hommes, il n’a jamais pu aimer une femme, quelque belle qu’elle soit, si elle n’est pas bonne. « C’est, dit-il, que l’âme de cette personne se met toujours entre son visage et le mien. » Piron m’entretenait un jour de Voltaire, qu’il déteste, et me disait que cet écrivain fameux avait eu plus de chutes que de pièces au théâtre : « J’en conviens, lui dis-je, mais il a eu la prudence de supprimer les pièces qui ont échoué. — Et la folie, repartit vivement Piron, d’imprimer celles qui ont réussi. » Piron n’estime pas Voltaire, et il admire Rousseau. Un jour, il m’a dit qu’il n’y avait rien de si admirable que les sentiments répandus dans les ouvrages de Rousseau : « J’admire encore plus, lui dis-je, ceux que je trouve dans Voltaire. — Bon, me repartit Piron, ceux du premier partent du cœur, et il est visible que ceux du second ne partent que de l’esprit. — Vous avez trop d’idée de votre Rousseau, lui ré-