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violon qu’il n’en avait pas même chez lui. Il n’y eut que le maréchal de Grammont qui trouva le secret de lui en faire jouer quelquefois, par le moyen d’un domestique qui en jouait mal en présence de Lulli. Aussitôt celui-ci lui arrachait le violon des mains, il s’échauffait et ne le quittait qu’à regret. En 1666, Lulli se blessa au petit doigt de pied, en battant la mesure avec sa canne. Cette blessure devint si considérable que son médecin lui conseilla de se faire couper le doigt. Malheureusement, on retarda l’opération, et le mal gagna insensiblement la jambe. Son confesseur, qui le vit en danger, lui dit qu’à moins qu’il ne jetât au feu ce qu’il avait noté de son opéra nouveau, pour montrer qu’il se repentait de tous ses opéras passés, il n’y avait point d’absolution à espérer ; il le fit. Le confesseur s’étant retiré, le duc de Vendôme vint le voir et lui dit : « Quoi ! tu as jeté au feu ton opéra ? Que tu es fou d’en croire un janséniste qui rêvait ! — Paix, monseigneur, paix, lui répondit Lulli à l’oreille, je savais bien ce que je faisais, j’en avais une seconde copie. » Par malheur, cette plaisanterie fut suivie d’une rechute qui l’emporta. Ce musicien conserva son humeur enjouée jusqu’à la fin. Étant à l’extrémité, et le chevalier de Lorraine l’étant venu voir et lui marquant la tendre amitié qu’il avait pour lui, Mme  Lulli lui dit : « Oui, vraiment, monsieur, vous êtes fort de ses amis ; c’est vous qui l’avez enivré le dernier, et qui êtes cause de sa mort. » Lulli prit aussitôt la parole : « Tais-toi, lui dit-il, ma chère femme, tais-toi ; monsieur le chevalier m’a enivré le dernier, et, si j’en réchappe, ce sera lui qui m’enivrera le premier. » Ce musicien a laissé à ses héritiers 630,000 livres tout en or ; trait singulier et qui doit passer à la postérité. Il a acquis tous ses biens dans sa profession. Il s’en occupait entièrement. Il formait lui-même ses acteurs et ses actrices. Son oreille était si fine que d’un bout du théâtre à l’autre il entendait un violon qui jouait faux. Alors il brisait l’instrument sur le dos du musicien ; la répétition faite, il l’appelait, lui payait son instrument plus qu’il ne valait, et l’emmenait dîner avec lui. Il était si passionné de sa musique que, de son aveu, il aurait tué un homme qui lui aurait dit qu’elle était mauvaise. Il fit jouer pour lui seul un de ses opéras que le public n’avait pas goûté. Cette singularité fut racontée au roi qui jugea que, puisque Lulli trouvait son opéra bon, il l’était. Il le fit exécuter,