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CHAPITRE IV.

C’est ici que nous eûmes besoin de toute notre fermeté, qui cependant nous abandonna plus d’une fois : nous crûmes réellement que nous étions sacrifiés, et d’un commun accord, nous nous écriâmes que cet abandon était prémédité. Nous jurâmes tous de nous venger si nous avions le bonheur de gagner la côte ; et il n’est pas douteux que, si le lendemain nous avions pu joindre ceux qui s’étaient enfuis dans les embarcations, un combat terrible ne se fût engagé entre eux et nous[1].


    teront sur nous et nous perdront tous. « Je le sais, mes amis, s’écrie-t-il ; mais je ne veux en approcher qu’autant qu’il n’y aura pas de danger ; si les autres bâtimens ne me suivent pas, je ne songerai plus qu’à votre conservation. Je ne puis l’impossible. » Effectivement, voyant qu’on n’imitait pas son mouvement, il reprend sa route. Les autres canots étaient déjà loin, « Nous coulerons, s’écrie encore M. Espiau, montrons du courage jusqu’à la fin ; faisons ce que nous pourrons : vive le Roi ! Ce cri, mille fois répété, s’élève du sein des eaux qui doivent nous servir de tombeau. Les canots le répètent aussi ; nous étions encore assez près pour entendre ce cri de vive le Roi ! Quelques-uns d’entre nous ont trouvé que cet enthousiasme était insensé. Était-ce la plénitude du désespoir qui les faisait parler ainsi, ou bien était-ce l’effet de l’âme brisée par le malheur ? Je ne sais : mais moi j’ai trouvé sublime ce moment : ce cri était un cri de ralliement, un cri d’encouragement et de résignation.

  1. Plusieurs des personnes qui étaient dans les embarcations, et surtout de celles qui se trouvaient avec le gouverneur, nous ont dit qu’elles s’attendaient tellement à nous voir tirer sur les canots, qu’elles baissèrent la tête pour