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RELATION


d’elles-mêmes. Une troisième mise en réserve dans la Roisse, et qui est pour eux le feu sacré, est renversée au même moment, par accident. Dès-lors une profonde obscurité détruit le peu de courage qui avait animé les ouvriers, et pour la troisième fois ils cessent leurs travaux.

Le brave Goffin se désespère, il saisit le premier qui tombe sous sa main ; quoique sans arme, il menace de poignarder celui qui refusera de travailler, et les reconduit ainsi à l’ouvrage au milieu des ténèbres ; lui-même donne toujours l'exemple : ses mains, désacoutumées à se servir du pic, sont ensanglantées, son digne fils Mathieu, ce héros enfant, vient fréquemment lui tâter le pouls, et lui dit : « Courage père i va bin [1]. »

Dans ces angoisses mortelles, les uns promettent de faire des neuvaines, les autres des pèlerinages nu-pieds. Deux jeunes orphelins, âgés de 12 et 14 ans, se flattent qu’ils ne périront pas, parce que leur père, qui est au ciel, prie pour eux. L’un d’eux offre à son frère un morceau de pain ; celui-ci le refuse et le donne à un autre enfant qui le dévore aussitôt.

Mathieu Goffin ne pleure point : cet enfant n’est occupé que de sa mère, de ses sœurs, de ses petits frères : « Père, il n’y a que vous et moi qui gagnions de l’argent ; comment vivront-ils ? ils demanderont donc l’aumône ? Cher père, je sais que vous avez

  1. Locution liégeoise.