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CHAPITRE VI.

de force, et il eût péri victime de son égoïsme. Nous disputâmes aussi une trentaine de gousses d’ail qui étaient restées jusque-là au fond d’un petit sac ; toutes ces disputes étaient le plus souvent accompagnées de menaces énergiques, et si elles eussent été prolongées, peut-être en serions-nous venus aux dernières extrémités. On avait aussi trouvé deux petites fioles dans lesquelles il y avait une liqueur alcoolique pour nettoyer les dents ; celui qui les possédait les réservait avec soin, et accordait avec peine une ou deux gouttes de ce liquide dans le creux de la main. Cette liqueur qui, à ce que nous pensons, était une teinture de gayac, de cannelle, de giroffle et autres substances aromatiques, produisait sur nos langues une impression délectable, et faisait disparaître pour quelques instans la soif qui nous dévorait. Quelques-uns trouvèrent des morceaux d’étain, qui, mis dans la bouche, y entretenaient une sorte de fraîcheur. Un moyen qui fut généralement employé, était de mettre dans un chapeau une certaine quantité d’eau de mer ; on s’en lavait la figure pendant quelque temps, et en y revenant à plusieurs reprises ; on s’en mouillait également les cheveux ; nous laissions aussi nos mains plongées dans l’eau[1]. Le malheur nous rendait industrieux, et

  1. Des naufragés, dans une situation pareille à celle qui est décrite ici, ont éprouvé le plus grand soulagement en trempant leurs habits dans la mer et les portant tout imprégnés d’eau : ce moyen ne fut point employé sur le fatal radeau.