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CHAPITRE VI.

parût à nous-mêmes, procurait aux survivans six jours de vin, à deux quarts par jour. Mais la décision prise, qui osera l’exécuter ? L’habitude de voir la mort prête à fondre sur nous, la certitude de notre perte infaillible sans ce funeste expédient : tout, en un mot, avait endurci nos cœurs devenus insensibles à tout autre sentiment qu’à celui de notre conservation. Trois matelots et un soldat se chargèrent de cette cruelle exécution ; nous détournâmes les yeux et nous versâmes des larmes de sang sur le sort de ces infortunés. Parmi eux étaient la misérable cantinière et son mari. Tous deux avaient été gravement blessés dans les différens combats ; la femme avait eu une cuisse cassée entre les charpentes du radeau, et un coup de sabre avait fait au mari une profonde blessure à la tête. Tout annonçait leur fin prochaine. Nous avons besoin de croire qu’en précipitant le terme de leurs maux, notre cruelle résolution n’a raccourci que de quelques instans la mesure de leur existence.

Cette femme, cette Française à qui des militaires, des Français donnaient la mer pour tombeau, s’était associée pendant vingt ans aux glorieuses fatigues de nos armées ; pendant vingt ans elle avait porté aux braves, sur les champs de bataille, ou de nécessaires secours, ou de douces consolations. Et elle… c’est au milieu des siens ; c’est par les mains des siens… Lecteurs, qui frémissez au cri de l’humanité outragée, rappelez-vous du moins que c’étaient d’autres hommes,