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NAUFRAGE DE LA MÉDUSE.

qu’on lui donnait sans regret, ni tous les moyens qu’on put employer, ne l’arrachèrent à son funeste sort, et ce jeune élève expira dans les bras de M. Coudin, qui n’avait cessé d’avoir pour lui les attentions les plus empressées. Tant que les forces de ce jeune marin lui avaient permis de se mouvoir, il n’avait cessé de courir d’un bord à l’autre, en demandant à grands cris sa malheureuse mère, de l’eau et des alimens. Il marchait indistinctement sur les pieds ou les jambes de ses compagnons d’infortune qui, à leur tour poussaient des cris douloureux, et à tout instant répétés. Mais très-rarement ces plaintes étaient suivies de menaces ; on pardonnait tout à l’infortuné qui les avait excitées. D’ailleurs il était dans un véritable état d’aliénation, et dans son égarement non interrompu, on ne pouvait plus attendre de lui qu’il se comportât comme s’il lui fût resté quelque usage de la raison.

Nous ne restâmes donc plus que vingt-sept. De ce nombre, quinze seulement paraissaient pouvoir exister encore quelques jours ; tous les autres, couverts de larges blessures, avaient presqu’entièrement perdu la raison. Cependant ils avaient part aux distributions, et pouvaient avant leur mort, consommer, disions-nous, trente ou quarante bouteilles de vin qui, pour nous était d’un prix inestimable. On délibéra ; mettre les malades à demi-ration, c’était leur donner la mort de suite. Après un conseil présidé par le plus affreux désespoir, il fut décidé qu’on les jetterait à la mer. Ce moyen, quelque répugnant, quelqu’horrible qu’il nous