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CHAPITRE VI.

d’abandonner ces derniers moyens. Un matelot tenta de manger des excrémens, mais il ne put y réussir.

Le jour fut calme et beau, un rayon d’espérance vint un moment calmer notre agitation. Nous nous attendions toujours à voir les embarcations ou quelques navires ; nous adressâmes nos vœux à l’Éternel, et mîmes en lui notre confiance. La moitié de nos hommes étaient extrêmement faibles, et ces malheureux portaient sur tous leurs traits l’empreinte d’une destruction prochaine. Le soir arriva sans qu’on fût venu à notre secours. L’obscurité de cette troisième nuit augmenta les inquiétudes : mais les vents étaient légers et la mer moins grosse. Nous prîmes quelques instans de repos, repos plus terrible encore que l’état de veille. Des rêves cruels nous assaillaient et augmentaient l’horreur de notre situation. Dévorés par la faim et la soif, nos cris plaintifs arrachaient quelquefois au sommeil l’infortuné qui reposait près de nous : l’eau nous venait alors jusqu’au genou, et par conséquent nous ne pouvions reposer que debout, serrés les uns contre les autres, pour former une masse immobile. Enfin le quatrième soleil, depuis notre départ, revint éclairer notre désastre, et nous montrer dix ou douze de nos compagnons gisants sans vie sur le radeau. Cette vue nous frappa d’autant plus vivement, qu’elle nous annonçait que sous peu nos corps, privés d’existence, seraient étendus sur la même place. Nous donnâmes à leurs cadavres la mer pour sépulture, n’en réservant qu’un seul, destiné à