Page:Corréard, Savigny - Naufrage de la frégate La Méduse, 1821.djvu/122

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
121
CHAPITRE V.

poignée d’individus a pu résister à un nombre aussi considérable d’insensés ; nous n’étions certainement pas plus de vingt pour combattre tous ces furieux. Qu’on ne pense pas cependant qu’au milieu de tout ce désordre nous ayons conservé notre raison intacte ; la frayeur, l’inquiétude, les privations les plis cruelles avaient fortement altéré nos facultés intellectuelles. Mais un peu moins aliénés que les malheureux soldats, nous nous opposâmes énergiquement à leur détermination de couper les amarrages du radeau. Qu’on nous permette, à cette occasion, de citer quelques observations sur les différentes sensations dont nous fûmes affectés.

Dès le premier jour, M. Griffon perdit tellement la raison, qu’il se jeta à la mer pour se noyer. M. Savigny le sauva de sa propre main. Ses discours étaient vagues et sans suite. Il se précipita une seconde fois à l’eau, mais par une espèce d’instinct, il retenait une des pièces transversales du radeau ; il fut encore retiré.

Voici ce que M. Savigny éprouva au commencement de la nuit. Ses yeux se fermaient malgré lui, et il sentait un engourdissement général. Dans cet état, des images assez riantes berçaient son imagination : il voyait autour de lui une terre couverte de belles plantations, et il se trouvait avec des êtres dont la présence flattait ses sens ; il raisonnait cependant sur son état, et il sentait que le courage seul pouvait l’arracher à cette espèce d’anéantissement. Il demanda du vin au