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NAUFRAGE DE LA MÉDUSE.

fut de s’informer du nom de celui qui l’avait sauvée, et de lui exprimer la plus vive reconnaissance. Trouvant sans doute encore que ses paroles rendaient mal ses sentimens, elle se ressouvint qu’elle avait dans sa poche un peu de tabac mariné, se hâta de le lui offrir… c’était tout ce qu’elle possédait. Touché de ce don, mais ne faisant point usage de cet anti-scorbutique, M. Corréard en fit à son tour présent à un pauvre matelot, qui s’en servit trois ou quatre jours. Mais une scène plus attendrissante encore, et qu’il nous est impossible de dépeindre, c’est la joie que témoignèrent ces deux malheureux époux quand ils eurent recouvré assez de raison pour voir qu’ils étaient sauvés.

Les révoltés repoussés, comme on l’a dit plus haut, nous laissaient en ce moment un peu de repos. La lune éclairait de ses tristes rayons ce funeste radeau, cet étroit espace où se trouvaient réunis tant de peines déchirantes, tant de malheurs cruels, une fureur si insensée, un courage si héroïque, et les plus généreux, les plus doux sentimens de la nature et de l’humanité.

Ces deux époux, qui s’étaient vus tout-à-l’heure criblés de coups de sabre et de baïonnette, et précipités au même instant dans les flots d’une mer agitée, en croyaient à peine leurs sens en se retrouvant dans les bras l’un de l’autre. Ils sentaient, ils exprimaient si vivement cette félicité dont ils devaient, hélas ! si peu jouir, que ce spectacle touchant aurait arraché des larmes au cœur le plus insensible ; mais dans cet affreux moment où nous respirions à peine de l’attaque la plus